ROMANS

NOUVELLES

LIVRE-INTERACTIF

nouvelle – Rencontre du dernier type

Lyon, deux heures du matin, j’arpente la rive gauche de la Saône à la recherche de la pierre qui siéra à la résolution de mes angoisses. Un croissant de lune étire les ombres inquiétantes du quai de Tilsitt et de ses moindres recoins jusque dans les eaux blafardes. Aucune chance que des voitures et encore moins des piétons s’arrêtent par curiosité ou quelque humanité pour essayer de comprendre ce que ma silhouette cafardeuse trame ici, une corde de chanvre enroulée autour du cou. Et là, enfin, au bord de mon précipice, j’apprécie cet instant de répit, isolé de cette foule déprimante, de ce monde égoïste qui m’étreint depuis trop longtemps dans la solitude.
— Je crois que j’ai trouvé ce qu’il vous faut !
Je me retourne, surpris. Une jeune femme aux longs cheveux blonds se tient derrière moi, superbement moulée dans une combinaison de couleur noire, luisante sous le halo de l’astre nocturne. L’esprit absorbé par le clapotis des vagues impatientes, je ne l’avais pas entendue approcher. Je tente immédiatement de maîtriser mon tressaillement :
— Je vous demande pardon ?
— J’ai repéré un gros pavé détaché du mur un peu plus loin en aval, me répond-elle avec un sourire désarmant.
— Mais qu’est-ce qui vous fait penser que…
— Je suppose que vous êtes bon nageur. Il vous faut une pierre assez conséquente.
Interloqué par la pertinence de ses propos, j’esquisse un mouvement de recul. Car, malgré son attitude charmante et avenante, ses intentions m’inquiètent.
— Je ne vous demande rien, laissez-moi tranquille !
— Écoutez, je fais ça pour vous aider, je ne voudrais pas que vous vous ratiez, insiste-t-elle en tendant ses paumes bien à plat pour marquer son manque d’animosité.
Quelle absurdité ! J’échafaude une explication :
— Vous voulez récupérer mon argent avant que je ne saute, c’est ça ?
— Pas du tout, d’ailleurs, je suis sûre que vous n’avez rien sur vous !
Elle a raison. Deviendrais-je dingue ?
— Pourquoi faites-vous ça ?
— Ben voilà, on aborde la période creuse côté noyade, à cause du refroidissement de l’eau, vous comprenez ! Au passage, je vous tire mon chapeau d’être si courageux. Bref, je dois faire mon quota, sinon la préposée aux asphyxiés va me passer devant avec la remise en service des chaudières au gaz, à l’approche de l’hiver. Alors pour assurer mes statistiques, je me suis dit que vous apprécieriez peut-être un coup de main.
Ce doit être un canular. Je scrute les alentours, personne à des centaines de mètres à la ronde, pas âme qui vive, même en face, sur le quai Fulchiron, plus fréquenté d’ordinaire. Je la regarde de nouveau, parée de son plus beau sourire. Elle est ravissante, rien à voir avec un diable venu me tirer par les pieds. Je décide alors d’entrer dans son jeu. Tout compte fait, je ne risque rien de plus grave que ma promesse d’une banale noyade.
— Bien, comment comptez-vous vous y prendre ?
— Je peux vous aider physiquement. J’ai déjà trouvé la pierre parfaite. Je sais faire toutes sortes de nœuds, je vous attacherai solidement, promis. Je peux même vous pousser si cela vous arrange.
— Non merci ! Mais puisque vous en parlez, le gaz me paraît, maintenant, une alternative moins frigorifiante.
— Je regrette de vous l’avoir suggéré, cela ne m’aide pas. Vous savez, la concurrence est rude dans le secteur des suicides.
— Justement, qu’est-ce qui pourrait faire pencher la balance en votre faveur ?
— Vous êtes prêt. Il ne vous reste plus qu’un pas à franchir, saisissez l’occasion qui passe !
— Pas terrible ! Essayez quelque chose de plus convaincant ! Par exemple, invitez-moi à dîner avant. Vous me plaisez beaucoup !
— À cette heure, je crains bien que tout ne soit fermé.
— Attendons demain !
— Ce serait dommage, vous avez tout préparé. Et demain, j’ai quelqu’un d’autre sur le feu.
— Ah, vous travaillez aussi dans la flamme ?
— Non, non, c’est une façon de parler !
— Cela doit faire mal aussi ?
— Pas trop, je crois, la durée de transfert est à peu près la même, quelques minutes !
— Qu’est-ce qu’il y a après votre… transfert à vous ?
— Il y a ce que vous pensez qu’il y a !
— Je ne crois pas en Dieu. Je crois que le vide remplace la vie, comme avant la naissance. Rien… ni personne !
— Alors, vous ne serez pas déçu !
— Cette discussion ne mène à rien. Je voudrais que nous fassions un peu plus connaissance, autour d’un bon café, par exemple. Ça vous tente ?
— Je suis peinée, je ne vous sens plus du tout prêt à franchir le pas… Désolée, je dois vous laisser, vous avez de la visite.
Pantois, je la regarde s’éloigner visiblement déçue quand, tout à coup, des voix rauques s’élèvent dans mon dos. Trois loubards s’approchent de moi, menaçants :
— Eh mec ! Qu’est-ce que tu fous à traîner dans notre coin ? Passe-nous ton pognon !
Je me retourne, inquiet pour elle. Ouf, elle a déjà disparu. Presque soulagé, je réplique :
— Pas de chance les gars, je n’ai rien pour vous !
— Tu te fous de notre gueule ? T’en fais pas, on va se servir !
Ils se ruent sur moi comme des forcenés. Les coups pleuvent de tous côtés, j’aperçois indistinctement la forme d’une arme. J’espère qu’elle est allée chercher du secours. Un choc fulgurant me déchire soudain la tempe, je m’effondre, inconscient.
Une sensation glacée me réveille. Dépités, ces salauds m’ont balancé à la flotte après m’avoir vainement fait les poches. Je commence à me débattre, les muscles ankylosés par le courant froid qui m’entraîne de plus en plus vite en tourbillonnant. À bout de souffle, j’aperçois brusquement la berge opposée à quelques mètres. Dans ma tête, l’image de son visage si doux me redonne l’énergie de m’accrocher. Je veux la revoir. Je nage de toutes mes forces vers le rivage avant de pouvoir, enfin, m’échouer sur le bord. Sauvé !
Je réussis à ramper hors de l’eau, épuisé. Soudain, une main douce et fine se glisse devant moi pour m’aider à me relever. Sa voix suave me caresse de nouveau les tympans :
— Venez, il est temps !
— Merci d’avoir fait le tour pour me récupérer. Ces voyous ont failli m’avoir. Heureusement que vous vous êtes enfuie, ils vous auraient agressée vous aussi… voire pire.
— Je n’ai pas bougé, je n’ai fait que vous attendre.
Intrigué par ses paroles, je regarde par-dessus la surface liquide, à l’infini. L’autre rive a disparu, les immeubles aussi, la route, les voitures, les lumières… plus rien. De ce côté non plus, il ne reste qu’un bout de quai glauque baignant dans une eau noire et cauchemardesque. Je la regarde, elle me sourit tristement :
— C’est fini, dit-elle !
— Quoi ?
— Votre vie !
— Vous plaisantez ?
Elle ne répond pas, laissant son regard attendri s’exprimer pour elle. La vérité, alors, s’insinue en moi comme une évidence : je ne souffre plus… je suis mort. Mon esprit tente une escarmouche :
— Je croyais que le néant allait tout remplacer ?
— Vous ne vous êtes pas suicidé !
— Je désirais tellement vous retrouver !
— Et je suis là !
— Incroyable ! Où allons-nous ?
— Où votre âme nous conduira !
— Génial… mais vos statistiques ?
— Il paraît que je suis trop nulle, je viens d’être remplacée !

Laissez un commentaire