J’attendais anxieusement mon tour, assis sur les gradins du boulodrome. Entre fierté et inquiétude, je savais ne pas mériter plus qu’un autre, l’honneur de défendre les couleurs du club mais une sélection dans cette compétition… J’avais feint d’ignorer l’absence de volontaires quand, Jean-Jacques, le président m’avait proposé d’assurer la partie de simple dont personne ne voulait. La peur de recevoir une cuisante et humiliante défaite avait découragé les prétendants par le seul fait de savoir que la société adverse possédait, dans ses rangs, un jeune joueur chevronné. Justement, celui-ci excellait déjà dans la première épreuve : le tir de précision contre le meilleur représentant de notre club, il démontrait déjà toute l’étendue de son adresse et impressionnait le public.
Dans quelle galère m’étais-je mis ? A l’approche du duel, je me sentais de plus en plus mal à l’aise mais je ne pouvais pas abandonner et ainsi rejoindre les peureux qui me prédisaient une raclée monumentale. D’ailleurs des quolibets fusaient déjà à mon encontre dans la tribune. Mes collègues, spectateurs résignés, se vengeaient allègrement de leur manque de courage en me chambrant ouvertement :
— Ben mon gone, tu vas dérouiller tout à l’heure !
— Prépare-toi à embrasser la Fanny !
Les rires ponctuaient à l’unisson chaque invective acerbe, chacun y allant d’une moquerie plus ou moins délicate, anéantissant définitivement mes ultimes prétentions.
En bas, l’équipe samauritaine s’accrochait au point ciblé et maintenait la pression. La victoire allait donc se décider dans les parties traditionnelles et de mon résultat dépendrait, pour beaucoup, la victoire finale, je ne voulais pas décevoir mes équipiers… mais je n’avais aucune chance. En mal de concentration, je tentais de faire le vide autour de moi, tentant de cacher mon angoisse. Je me retrouvais sur le jeu, intimidé, face à face avec mon bourreau, plus impressionnant encore de près et littéralement pétrifié, je rendais mentalement les armes. Et la prédiction se produisait : il explosait mes boules, réduisait mon jeu à peau de chagrin, altérait la maîtrise de mes décisions, affolait le tableau d’affichage et me ridiculisait. Je sentais tous les regards tournés vers moi, des gouttes perlaient sur mon front brûlant. Je ne voyais plus que lui me pulvérisant et entendais uniquement les allusions pernicieuses des déserteurs rigolards. L’humiliation n’en finissait pas. J’avais la fièvre, honte de ma présomption, dénigré par l’ensemble de mes équipiers, je désirais disparaître sans laisser de traces sous le sable fin. Je méritais mon sort.
Soudain, un air glacé vint m’effleurer le visage et s’immiscer à l’intérieur de moi, se transformant en un murmure subtil : « Calme-toi petit, je vais t’aider ! » Cette voix me rappelait celle d’un vieil ami, un bon joueur décédé depuis quelques années déjà , elle venait de traverser allègrement la courte distance qui séparait le boulodrome du cimetière voisin. Au bord du gouffre, j’acceptais son appui sans aucune considération rationnelle. Alors, comme par magie, le brouhaha désapprobateur se désagrégea en un infime bruit de fond et l’impact des boules ne martela plus ma tête. Ses paroles réconfortantes me rendirent la sérénité et l’agréable sensation de ne plus être seul et ridicule. Le murmure m’encourageait et me redonnait confiance. Mon jeu se mit à devenir plus précis, efficace, les conseils tactiques d’outre-tombe, judicieux et prémonitoires déstabilisèrent mon adversaire qui commença à perdre pied, pris au dépourvu par cette brusque métamorphose. Je prenais le dessus et renversais la situation ; le public, enfin, s’était tu, médusé. Mon adversaire s’arc-boutait sur sa technique éprouvée mais ne pouvait lutter, à deux contre un.
Ma victoire inattendue déclencha un tonnerre d’applaudissement, mon équipe s’octroyant définitivement le gain des autres matchs, le coup fatal donné à leur chef de file, avait démoralisé ses coéquipiers. C’était la fête dans le boulodrome, l’accession aux finales régionales…, souriant, le président s’avança vers moi et me tapota l’épaule :
— Je ne sais pas comment tu fais pour dormir dans un moment pareil avec tout ce bruit, mais c’est à toi de jouer !
Le réveil fut douloureux, j’allais revivre cette terrible partie, réellement cette fois. Juste devant, mon adversaire attendait, en pleine forme et visiblement pressé d’en finir avec moi. Encore sous le coup de ce songe incroyable, je rejoignais l’arène en jetant un coup d’œil perplexe, à travers la vitre, sur le mur de pierre, plus loin, d’où dépassaient les croix les plus imposantes. Je secouais la tête, amusé par ce réflexe puéril. Pourtant, ce rêve m’avait détendu, je me sentais très bien même, je ne transpirais plus. Un sourire se dessina sur mes lèvres quand un léger courant d’air m’effleura la nuque et m’envahit les poumons, je n’étais pas seul. Je regardais ce public prêt à me soutenir, Il était temps d’y aller pour essayer de faire plus que me défendre, tout simplement, participer.
Comme pour ce bouliste, nous n’héritons pas de la confiance en nous, on l’acquiert qu’avec des expériences, parfois bonnes, d’autres fois moins, mais riches d’enseignements.
Très bonne idée d’avoir mis ces nouvelles en ligne pour que tes lecteurs puissent les partager, et pour ceux qui ne te connaissent pas, l’envie de te lire…