A l’intérieur de ce corps, je ne savais plus qui j’étais. Depuis l’échange, je pensais sans relâche au drame de la mort de Karim. Je me retrouvait dans cette enveloppe charnelle volée, dans cette autre existence que la mienne, à faire semblant de tout, moi qui détestais le mensonge et l’hypocrisie. Échapper aux rencontres, à la moindre conversation sans que j’y soit préparé, devenait ma seule obsession. Il fallait sans cesse me méfier de l’erreur de comportement, d’attitude, de langage dans cette relation d’animateur à malade où la surveillance et le contact sont prépondérants. Seul le bien-être physique de la jeunesse me procurait une agréable sensation de vitalité. Troquées les arthroses, les douleurs incessantes de l’âge et la fatigue contre la déchirure de l’esprit. J’espérais que le processus s’inverse, qu’on me répudie de ce corps qui n’était pas le mien. Qu’un créateur quelconque remette les choses en place et me fasse payer mon imposture criminelle. Aurais-je plus de chance de le provoquer ici, au milieu des tombes, en accompagnant Karim à sa dernière demeure. Malgré mon athéisme, j’estimais que je privais également ma pauvre victime d’un enterrement conforme à sa religion, décuplant ma culpabilité qui dépassait alors celui du simple meurtre. Mais que pouvais-je faire, coincé dans cette situation ? Sinon espérer avoir raison de ne pas croire en Dieu… dans un cas… pas dans l’autre.
La cérémonie fut brève. Je reconnus à peine les enfants de ma sœur aînée, décédée depuis deux ans. Flairant l’héritage, une tristesse de circonstance composait leurs traits. Le regard de Karim s’attarda beaucoup plus sur Maria, ma femme de ménage d’origine portugaise. Une travailleuse dévouée installée en France après son mariage avec Jorges qui, lui, travaillait dans le bâtiment, toujours prêt à me dépanner pour de petits travaux. Maria adressa un petit signe à l’handicapé qu’elle croisait souvent lors de ses séances mais je n’osai pas lui répondre.
Quelle monstruosité d’assister à son propre enterrement, main dans la main avec sa jolie éducatrice. En d’autres circonstances, quiconque trouverait la scène jubilatoire. Qui n’a jamais imaginé contempler la tristesse de ses proches après son décès pour juger du véritable impact de sa disparition ? Selon la police, certains gangsters en mal de liberté organisent leur disparition pour échapper à la justice. Seulement la plus élémentaire prudence les obligent à se tenir bien loin des lieux lors de leur mise en terre. Ma découverte aurait pu leur fournir la couverture la plus parfaite, mieux qu’une opération de chirurgie esthétique. Seulement quelqu’un devait payer de sa vie pour tenir la place du mort en puissance, comme le pauvre Karim aujourd’hui me remplaçait. Malgré les déchirements douloureux de culpabilité qui m’habitaient, je m’étais fait un devoir d’accompagner ma victime, comme une ultime punition pour obtenir son pardon. Pendant les condoléances, d’anciens amis et patients, quelques connaissances congratulèrent brièvement une famille visiblement en manque d’affliction. Je préférai les éviter et entraînai Julie vers la sortie. La douceur de sa main me réconfortait plus que la moindre peine que je lisais sur les visages de mes anciennes relations. Cela faisait longtemps que je m’étais retrouvé aussi proche d’une femme. Mon ancien amour de jeunesse me revint en mémoire comme une claque. Dans l’émotion conjuguée à sa détresse, j’en oubliai de boiter.
De retour dans le véhicule, Julie essaya d’enclencher une conversation :
— Tu l’aimais bien le docteur Rastignac ?
— Oui gentil
— Tu sais, il était très vieux et un peu malade. C’est normal que certaines personnes nous quitte un jour. Cela fait partie de la vie.
Je ne voulais pas m’engager dans une longue conversation au milieu de laquelle je risquais de me trahir. Comme je ne répondais pas, elle insista :
— Surtout ne pense pas que c’est de ta faute. Les docteurs ont confirmé que son cÅ“ur était trop fatigué. Il n’a pas souffert.
— Je sais, Julie, merci.
Ma réponse instinctive la scotcha nette. Jamais, probablement, Karim ne l’avait appelé Julie. Il préférait, je me rappelais, par facilité expressive, la nommer Lili. Et mon ton plein de lassitude signifiait un besoin d’abréger l’entretien. J’avais répondu de manière trop agressive, comme pour lui signifier de me laisser en paix. Venant de quelqu’un qualifié de normal, ces quatre mots parfaitement prononcés s’avéraient suffisamment édifiants… sans moi, Karim n’était pas assez intelligent pour les assembler dans ce but et je me mis à craindre que Julie ne soupçonne quelque chose. Sa surprise et son doute se seraient vite volatilisé si le son guttural qui accompagnait depuis toujours les expressions du jeune homme, ne me paraissait pas, lui aussi, s’estomper… comme mon oubli de déhanchement tout à l’heure. Elle devait se demander ce qui arrivait à son jeune protégé.
Je regrettait immédiatement ma réaction. Après la tension des jours derniers, de l’enterrement et la charmante présence, le relâchement épidermique de mon comportement me trahissait. Attention, il fallait que je me ressaisisse :
— Bobo tête Ka’im
L’instinct médico-professionnel de Julie, sur lequel je comptais, resurgit immédiatement, elle mit de côté ses interrogations. L’éducatrice passa, comme elle devait le faire souvent, sa main libre dans mes cheveux bouclés et susurra :
— Mon pauvre chéri, tu traverses une passe difficile mais tu es courageux. Je suis fière de toi. Je te donnerai un cachet d’aspirine en arrivant. D’accord ?
Je hochai béatement la tête, rassuré en partie et goûtant au plaisir inattendu de la caresse. Quelles sensations oubliées renaissaient en moi… dans ce corps jeune ! Les hormones redonnaient à son cerveau rouillé le goût de désirs perdus. Que cette femme me paraissait désirable tout à coup. Mon raisonnement de chercheur chercha à en conclure rapidement que l’amour entre individus relevait d’un phénomène corporel chimique, rien de plus. L’âge m’en privait depuis longtemps. Mais l’émotion submergeait soudain mes barrières scientifiques et morales. Ce sentiment renaissait tellement agréable… agréable mais angoissant et dangereux.
J’aime bien même si je regrette que ton humour qui me fait marrer tous les jours ne transpire pas plus dans l’écriture, par petites touches.
Gaffe à ne pas forcer le cliché du handicapé mental qui s’exprime comme un bébé,
Pour la suite, t’as pas envie d’être raccord avec l’actualité et que ton YOUENN se fasse embringuer dans un vol de documents qui pourraient prouver des financements douteux de partis politiques .. ou qu’une riche (très) riche patronne d’un groupe cosmétique prenne Karim (ou le Docteur ?) sous sa coupe ….. jusqu’à en faire son héritier !
En tout cas continue, ça se dévore !
C’est vrai que je manque un peu d’humour dans cette histoire sombre. Pas facile d’y intégrer des petites douceurs, je dois tout donner au boulot… sous ta houlette mais je prend en compte ta remarque.
L’expression de l’handicapé est retranscrite avec plus ou moins de lucidité par celui qui habite son corps. Peut-être que je force un peu trop le trait, effectivement !
Dans l’écriture, j’en suis au chapitre 15 et le brave Youenn va avoir du mal à voler quoique ce soit dans un avenir proche. Mais j’aime bien l’idée que quelqu’un, pourquoi pas un grand groupe comme dans « Le couloir des âmes », avec à sa tête une gonzesse, ou des malfrats interfère dans le petit secret du psychiatre et veuille en profiter. Faut que j’étudie ça.
Je vais me laisser rattraper par les lecteurs pour ne pas avoir trop de pages d’avances et que vos remarques puissent s’intégrer dans la foulée. Cela vous fait prendre le risque d’ attendre la suite plus longtemps si le temps ou l’inspiration me manque.