Il n’avait jamais dit Ă personne ce qu’il avait vu ce soir-lĂ , devant le moulin abandonnĂ©. On se serait moquĂ© de lui, comme d’habitude, au village. Seulement, Ă vouloir garder son secret, les semaines de silence l’installaient petit Ă petit dans un doute qui cautionnait la thèse de l’hallucination. Oh ! Josh Ă©tait pourtant retournĂ© lĂ -bas plusieurs fois, se prĂ©textant, plus que d’ordinaire, l’occasion de taquiner la truite sous la pierre qui recueillait l’eau des godets de la grande roue… antan. Mais l’étrange rencontre ne s’était jamais reproduite, le plongeant au fil des jours, dans un scepticisme dĂ©sespĂ©rĂ©.
Trop souvent, le sourire revenait, au-delà d’un songe, blanchir ses nuits jusqu’au petit matin. Et pendant ses longues heures d’insomnie, allongé sur son lit, les yeux fixés sur le plafond lézardé de sa mansarde, Josh se repassait les images en boucle au risque de les user comme une vieille cassette vidéo trop lue. Il voulait tellement se persuader que son imagination ne lui avait pas joué un tour.
Il revoyait le fringuant ver de terre, essayant vainement de s’extirper de son hameçon de métal, s’enfoncer dans l’eau au bout du fil de nylon. Le piège parfait, les contorsions du lombric se montreraient à même de sortir de sa prudence le plus méfiant des carnassiers. L’attente ne dura que quelques secondes, une ombre furtive goba l’appât aussitôt que celui-ci eût touché le fond de sable. La rapidité de l’attaque avait surpris Josh tout autant que la taille peu commune du monstre que la pierre abritait. Une belle bagarre allait s’engager. Un léger stress irisa ses lèvres tandis qu’il comptait fébrilement cinq secondes, le temps nécessaire au poisson pour avaler suffisamment sa prise… Maintenant ! Il ferra d’un mouvement sec du poignet. La réponse ne se fit pas attendre. Le fil renvoya une onde de choc décuplée, dévidant le moulinet dans un sifflement aigu. Le scion de la canne se cabra dans tous les sens comme un cheval fou. Pour éviter la casse, Josh dût relâcher un peu de mou tout en maintenant sensiblement la tension sur la ligne. La truite, énorme, profita de ce répit pour traverser la rivière en un éclair et se réfugier sous la berge opposée. Le pêcheur se devait de réagir sinon la bestiole pouvait lui échapper en emmêlant sa monture dans des racines immergées. Ce n’était pas tous les jours qu’il se trouvait confronté à un adversaire si impressionnant. Il s’apprêtait à commencer le travail de fatigue quand le reflet d’une silhouette sur la surface de l’eau attira son attention. Il leva les yeux. Une jeune femme presque nue le regardait en souriant. L’étonnement le fit trébucher en arrière. Il faillit échapper sa canne en perdant l’équilibre. Quand il se redressa, trempé, le poisson et la belle s’étaient éclipsés. Après coup, un peu honteux, il avait jeté un œil discret autour des ruines du vieux moulin, cherchant une explication à cette troublante apparition mais la créature, probablement par pudeur, une fois la surprise passée, avait disparue. Peut-être, se croyant seule, venait-elle se baigner, après cette chaude journée de fin d’été, dans ce trou d’eau aménagé pour les lavandières de l’époque, quand le hameau isolé entretenait encore un peu de vie.
Son regard mélancolique quitta le plafond pour la fenêtre où la lumière d’un nouveau jour d’automne commençait à poindre. Jamais personne, en tenue d’Eve d’autant plus, ne lui avait adressé un aussi beau sourire. D’où sortait cette charmante inconnue ? Il rentra chez lui, bredouille, sans en parler à quiconque, ressentant un picotement bizarre derrière la nuque, un indéfinissable sentiment de manque. Parfois, un cauchemar remplaçait le visage de la jeune fille par celui de la truite. Le prédateur se moquait de lui en riant de toutes ses dents acérées, une mèche de cheveux de la belle dépassant de sa gorge. Et Josh se réveillait, en sueur, perdu et impuissant.
Puis la monotonie avait repris son rythme, de concert avec la solitude. Ses horaires décalés de commis pâtissier à la ville voisine lui interdisaient une vie normale en société. Il appréciait d’ailleurs très peu ses maigres fréquentations. Son existence dans cette campagne retirée lui convenait parfaitement. Les rares rencontres au bar du village, les jours de repos, ne lui apportaient que rancœurs et désagréments. Les gens et les jeunes de son âge, en particulier, ne supportaient guère de le voir vivre en marge de leur communauté et n’éprouvaient pour lui que mépris et désintérêt. Les quolibets et les moqueries fusaient après chaque tentative de rapprochement avortée. Le sourire du moulin revêtait donc, pour lui, un caractère exceptionnel, un inestimable trésor que le destin lui envoyait pour mettre un peu de chaleur dans son cœur. Il se sentait prêt à tous les sacrifices pour le voir briller de nouveau.
Aussi, l’ouverture de la pêche, avec le printemps revenu, le ramena à sa passion avec beaucoup d’assiduité. Il remontait chaque fois la rivière jusqu’à son but ultime, la fameuse pierre plate du déversoir. Mais l’apparition ne daignait plus se montrer tandis que la truite échaudée le narguait depuis son antre. Et inlassablement, soir après soir, il repartait en sens inverse, la canne sur l’épaule, reportant au lendemain ses espoirs englués par le doute.
Jusqu’au jour où, à la relevée d’un courant, un bruit assourdissant se fit entendre en provenance du hameau abandonné. Il interrompit son poste pour s’enquérir de la provenance du vacarme. De toute façon, l’effroyable bruit devait perturber tout le milieu aquatique et faire se terrer les truites au plus profond de leur repaire. Piqué par la curiosité et l’inquiétude, il se rapprocha des ruines. Un énorme bulldozer œuvrait au terrassement de l’ancien chemin d’accès aux maisons. Derrière, une armée de camions de matériel attendait pour envahir les lieux. Éberlué, Josh se frotta les yeux pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Que se passait-il dans cet endroit perdu et ignoré de tous depuis des décennies ? Qui venait perturber la quiétude de son espace de pêche privilégié ? A sa vue, un homme en bras de chemise qui surveillait le chantier marcha à sa rencontre :
— Bonjour, je suis promoteur immobilier. Vous êtes d’ici ?
— Euh oui, du village en bas ! Qu’est-ce que vous faites ? Bégaya Josh.
— Je vais réhabiliter le coin, lui redonner vie !
— Mais vous n’avez pas le droit, vous allez tout saccager !
— Ne vous inquiétez pas ! J’ai acquis tous les titres de propriété et je tiens à conserver le charme de cet endroit pour y accueillir des touristes. Vous tombez bien, je voulais aussi vous…
Josh recula, hébété. Non, on ne pouvait pas lui voler ainsi son lieu de pèlerinage. Qu’adviendra-t-il de la faune halieutique et surtout, comment pourrait-il prétendre, maintenant, retrouver celle qui, par la grâce d’un sourire, hantait ses nuits, monopolisant ses pensées jusqu’à ne plus rien désirer qu’une nouvelle rencontre. L’argent tuait tout ! Elle n’osera jamais revenir ici, au milieu de tout ce tumulte ! Il partit sans l’écouter davantage, déboussolé.
Il resta un temps sans retourner à la rivière. Puis, doucement, le temps effaça l’amertume, les regrets et ses sentiments. Le sourire s’atrophia dans le coin de son cœur pour ne laisser la place qu’à un battement de routine. Josh remplaça une partie de son matériel pour se motiver et repris ses traques dans les méandres du cours d’eau. Par contre, il n’entreprit plus jamais de remonter aussi loin vers le vieux moulin, l’âme en peine à la pensée des effets dévastateurs des engins mécaniques. Au village, tout le monde ne parlait que de ce projet qui allait amener des retombées économiques non négligeables sur les commerces du pays. Loin de l’euphorie générale, Josh se résignait à espérer que tout ce joli monde ne deviendrait pas trop embarrassant et ne donnerait pas à d’autres l’envie d’imiter ce promoteur et dénaturer toute la région.
Un après-midi, alors que Josh s’apprêtait à balancer son ver de terre à la tombée d’une platière, l’eau devint si sale que le relief immergé disparut totalement à ses yeux. D’habitude, les orages déclenchent ce genre de phénomène en entraînant la boue par un ravinement des sols. Mais le beau temps perdurait depuis plusieurs jours. La rivière supportait déjà difficilement son étiage estival pour que ne vienne pas s’ajouter une pollution humaine. Car nul doute pour Josh que les travaux en amont ne soient à l’origine de la souillure de l’onde ! Les poissons risquaient le manque d’oxygène. Il devint fou de rage. Déjà que ces énergumènes l’empêchaient de jouir d’une jolie partie de la rivière qu’il considérait comme sienne depuis des années, voilà qu’ils contaminaient aussi son cours en aval. Au pas de course, il gagna le hameau accompagné par les coups répétés de marteaux de plus en plus distincts.
A la sortie du dernier lacet, débouchant des taillis, il s’arrêta net, béat de stupéfaction. Devant lui, des dizaines de maçons reconstituaient les maisons à l’identique de leur conception, pierre par pierre, à l’ancienne. Devant le moulin, une pelleteuse fossoyait le lit de la rivière pour permettre à une nouvelle roue à aubes de s’imbriquer dans un mécanisme tout neuf. Forcé de constater que la salissure ne provenait que d’un limon naturel déposé par le courant au fil des années, Josh respira de soulagement et retourna à la contemplation du travail des artistes. C’était du bel ouvrage, il avait l’impression de remonter le cours du temps, du temps jadis de son grand-père, de la vie simple. Une voix le tira de ses réflexions.
— Ah, bonjour ! Vous êtes revenu, je souhaiterais vous parler.
Josh reconnu immédiatement le promoteur immobilier et ne put s’empêcher de concéder la qualité du travail effectué :
— Félicitation, monsieur, je ne pensais pas que vous respecteriez à ce point la construction originale.
— Oui mais cela me coûte très cher, ricana l’homme. Je crois cependant que le jeu en vaut la chandelle.
— Je suis de votre avis et rassuré, contre toute attente, que vous ne défiguriez pas ce bel endroit que j’adore.
— Justement, je recherche quelqu’un comme vous qui, je suppose, connaissez ce pays comme votre poche.
— Effectivement, personne n’arpente, plus que moi et à longueur d’année, les kilomètres de cette vallée. De quoi s’agit-il ?
— Eh bien ! Je souhaite ouvrir un centre d’hébergement rural et mettre mes clients comme à l’époque où les gens vivaient encore ici. Le tourisme champêtre revient à la mode en ce moment, moyennant un minimum de confort, évidemment : électricité et quelques commodités modernes. Pour l’animation, j’ai besoin de recruter un guide respectueux de l’environnement qui puissent leur faire découvrir cette magnifique région et initier les plus hardis aux rudiments de la pêche.
Josh émit un gloussement d’étonnement : la promiscuité et la qualité relationnelle n’étaient pas son fort.
— Je suis désolé, monsieur, mais j’ai déjà un travail et je ne suis pas sûr d’être très compétent dans ce domaine. Vous trouverez certainement quelqu’un qui fera l’affaire au village.
Le promoteur se gratta la tête, ennuyé :
— Je me suis renseigné. On m’a donné votre signalement et apparemment, on vous reconnaît comme le meilleur pêcheur du coin. Je ne veux pas que mes touristes s’ennuient en rentrant bredouilles systématiquement. Je vous promets une rémunération supérieure à celle que vous avez.
— Sincèrement, monsieur, cela ne m’intéresse pas, répondit Josh en hochant la tête négativement.
— Attendez que je vous présente la future responsable du centre. Elle saura peut-être vous convaincre, reprit-il en montrant une direction du bras. Ma fille est tombée amoureuse de cet endroit l’année dernière et ne jure plus que par ce projet… et par vous ! Vous vous connaissez, je crois ?
Le pêcheur tressaillit et se tourna lentement, le sourire du moulin se tenait là à quelques pas, vêtue cette fois et, pourtant, très intimidée. En plongeant longuement son regard dans celui de ses rêves, Josh comprit qu’elle ressentait la même chose que lui et allait… bouleverser sa vie.
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