Je regagnai mon domicile sans hâte, histoire de décompresser de cette histoire écoeurante mais aussi parce que rien de très plaisant ne m’attendait dans mon appartement. 18h30, mon mari était rentré du garage pour s’affaler, comme de coutume, sur le canapé du salon devant sa console de jeux. Il décolla à peine les yeux de son écran à mon arrivée, me décocha seulement un vague salut avant de demander ce qu’il y aurait à manger ce soir, sans toutefois perdre une miette de concentration dans la conduite de son bolide.
Youenn travaillait comme mécanicien chez le concessionnaire Renault de la zone d’activité. Depuis tout petit, il entretenait une passion sans borne pour la mécanique et le sport automobile, ce qui l’avait aiguillé tout naturellement à exercer cette profession. Intelligent, il aurait pu mener à bien des études plus poussées mais les cours théoriques ne l’avaient jamais autant branché que de faire tourner un moteur. Ses parents, de milieu modeste, ne purent jamais assouvir son rêve de jeunesse : l’achat d’un karting pour participer à des compétitions. Parvenu à l’âge adulte, il nourrissait maintenant l’ambition de s’inscrire à des courses de cote au volant d’un engin qu’il pourrait lui même équiper en travaillant après les heures au garage. Seulement, célibataire, il n’arrivait pas à mettre assez d’argent de côté pour s’acheter un véhicule onéreux lui permettant d’avoir une chance de gagner. Notre rencontre suivie de notre union express bloquaient d’autant ses envies. Les crédits d’installation dans l’appartement et le remboursement des frais d’une cérémonie de mariage qu’il avait souhaité somptueuse pour épater ses copains, plombaient le budget du ménage. Il supportait de moins en moins cette attente. Et pour couronner le tout, pas question qu’un gosse, dont je commençais à parler, ne vienne définitivement contrarier ses projets. Au fond de lui, il savait qu’il avait l’étoffe d’un grand coureur automobile, comme ces champions de formule 1 qu’il admirait lors des grands prix, le dimanche sur TF1, sans jamais manquer un seul, quelle que soit l’heure de diffusion. Ayrton Senna, Mickaël Schumacher et maintenant Lewis Hamilton, un surdoué à peine plus jeune que lui. Youenn n’avait pas eu cette chance, si seulement on lui donnait la possibilité de montrer ce qu’il savait faire.
Amoureuse de ce baratineur dès les premiers regards échangés, je déchantais lentement depuis que nous vivions ensemble. Je découvrais petit à petit que j’avais épousé un homme égocentrique, peu désireux de fonder une vrai famille avec des enfants comme je l’espérais tant en passant, trop tôt, devant monsieur le maire et le curé de ma commune natale. Mes copines franchissaient toutes le pas de la maternité avec un bonheur évident quant moi, je devais me plier aux exigences égoïstes de mon mari. J’envisageais de plus en plus souvent de le quitter, mais pour l’instant, je gardais un espoir de plus en plus ténu de sauver mon couple. Combien de temps faudra-t-il que j’attende avant que Youenn ne devienne un homme mature et responsable ?
Pour son anniversaire, j’avais eu l’idée de lui acheter la dernière console à la mode et le top des jeux vidéo de grand prix F1, espérant combler virtuellement sa frustration automobile. Mais le pseudo remède se révéla pire que le mal. Youenn sautait sur l’écran de télévision dès qu’il quittait son travail pour avaler des kilomètres de bitume cathodiques au volant des plus belles machines de courses, côte à côte avec ses idoles, les clones informatiques des champions actuels. Loin d’assouvir son fantasme, sa passion dévorante le poussait à la démesure : jusqu’à passer une bonne partie de ses nuits à se frotter en réseau avec des internautes du monde entier. Chaque soir, il préparait les futures conditions de course. Pour cela, il choisissait sa voiture en fonction du circuit, étudiait les meilleurs pneumatiques en fonction des conditions météo fictives, faisait des choix techniques aussi pointus que le permettait la complexité du programme ; à des lieux de l’entretien mécanique routinier qu’il effectuait dans le garage de son patron. La nuit, il endossait l’habit d’un pilote de formule, ses initiales YL dans le dos de son blouson flashaient quand son avatar cathodique s’asseyait dans le cockpit de son engin rutilant, protégé du soleil par le parasol d’une ravissante hôtesse en tenue légère… Là , il se sentait prêt à battre n’importe qui !
Ces harassantes heures de compétition nocturne aurait du finir par le lasser et calmer son envie comme je l’espérais. Malheureusement, Youenn gagnait la presque totalité des compétitions auxquelles il participait. Quelque soient le niveau de jeu, la difficulté du parcours, l’adversité et la fatigue, il obtenait systématiquement la pôle position. En tête dès le début de course, il ne la lâchait provisoirement que pour le ravitaillement et la reprenait presque aussitôt. Il s’était taillé une solide réputation sur la toile. Certains internautes préféraient renoncer à courir contre lui et choisir un autre site de jeu quand ils voyaient son pseudo YL s’inscrire au générique de départ. Aussi, à force de victoires, se forgea-t-il l’idée qu’il était un champion évident. La réalité des courses ne devait pas être très différente de celle qu’il effectuait sur sa console. Pour mieux s’en convaincre, il se remémorait ce fait divers du journal télévisé régional : un adolescent avait ‘‘emprunté’’ un petit avion de tourisme dans un aérodrome, réussi à décoller et voler pendant quelques heures avant d’atterrir sans encombre. Le commentateur précisait que lors de son arrestation, le jeune homme avait avoué n’avoir jamais quitté la terre ferme de sa vie, ni pris le moindre cours de vol. Seulement, il avait passé des heures et des heures à effectuer des simulations aériennes sur ce type d’appareil devant son écran d’ordinateur et le connaissait son fonctionnement par cœur. Youenn ne voyait pas de raison pour qu’un vulgaire gamin parvienne à piloter un avion et que ce transfert de qualités virtuelles à la réalité pratique ne s’applique pas logiquement à lui. Il fallait seulement attendre que le destin daigne enfin le mettre en piste…
Le dîner vite avalé sans un mot échangé, il repartit aussitôt devant la télévision, rêver de gloire sur les podiums, me laissant dédaigneusement le soin de débarrasser la table et laver la vaisselle. Pour une fois, l’exaspération m’envahit. C’était tous les soirs la même chose. La journée avait été difficile. L’agression de Karim entamait mon moral plus que d’habitude. Je me surpris à protester :
— Dis donc, Youenn, tu pourrais m’aider un peu, je ne suis pas ta bonniche !
Je regrettai aussitôt ses paroles devant le regard dur qu’il m’adressa. Je venais de le couper en plein réglage moteur :
— M’emmerde pas, je suis crevé ! Je peux bien me distraire un peu, non ? Toi, t’as que ça à foutre de ta journée, siffla-t-il !
Je reçus la réplique comme un ultime affront. Ce n’était pas la première fois qu’il me parlait durement, seulement une pointe de violence contenue s’ajoutait maintenant dans sa voix. Choquée, je me sentis devenir toute pâle. Sans réfléchir, j’arrachai la multi-prise qui alimentait télé et console tout en invectivant Youenn de toute ma rancoeur :
— Sale égoïste, c’est comme ça que tu me considères ?
L’écran vira au noir au moment ou le feu tricolore annonçait le départ imminent des bolides. La stupeur et la rage envahit subitement le pilote :
— Putain, t’as vu ce que tu as fait, tu viens de me faire rater la course.
Il se leva d’un bond, résolu à se venger. Face à lui, je tendais le balai dans sa direction, comme un ultimatum à une aide improbable. Il ne sut pas ce qui modifia son geste, la gifle dévia de sa trajectoire initiale pour s’abattre finalement sur le manche qui vola au fond de la cuisine, emmenant au passage une des assiettes traînant encore sur la table. Celle-ci s’écrasa sur le carrelage dans un fracas de faïence. Un masque de haine déformait ses traits :
— Puisque c’est comme ça, tu veux me faire chier et bien je me tire.
Il agrippa sa veste sur le porte-manteau et claqua la porte, me laissant abasourdie par nos réactions, partagée entre la satisfaction de lui avoir enfin tenu tête et la peur causée par sa réaction brutale. Après les quelques minutes nécessaires pour me remettre, je rangeai machinalement la cuisine. Mais au fur et à mesure que mon animosité envers lui retombait, je commençai à redouter les conséquences de mon attitude. Peut-être étais-je allée trop loin ? Qu’allait-il advenir de notre couple maintenant ? En regagnant ma chambre, angoissée, j’espérai, sans trop y croire, qu’il se déciderait à rentrer, plus tard dans la nuit, calmé, regrettant son geste et enclin à s’excuser… à m’excuser, moi. Jamais je ne m’étais sentie aussi mal.
L’aimais-je encore ? Je ne savais plus. Sur sa table de chevet, un roman palpitant, commencé en début de semaine, parviendrait peut-être à m’apporter un peu de réconfort. Le héros retournait dans ses souvenirs et parvenait à modifier le cours d’événements déjà vécus, juste par amour. En lisant ces lignes, je pensais sans cesse à Youenn et me représentais dans la peau du personnage. Je me demandai ce que je changerais de sa vie si on me permettait, le temps d’une hypnose, de revenir en arrière. A cet instant, perdue dans mon lit après tous les déboires de ma journée, je crois que je n’hésiterais pas : le jour fatidique de notre rencontre, je détournerais mon regard de celui dont la petite flamme s’éteignait doucement en moi. J’essuyai la larme qui perlait sur ma joue avec le bout du drap et tentait sans conviction de poursuivre ma lecture en espérant que le sommeil me gagne. Un espoir que je savais déjà vain.
Il y a un doublon de texte dans ce chapitre 3, jute après « un espoir que je savais déjà vain. »
Une petite coquille : le destin et non la destin
une autre : La stupeur avec un L majuscule…
Autrement, d’une façon générale, ce chapitre est sympa à lire, il y a bon rythme, on ne s’ennuie pas…
joli le clin d oeil aux fideles lecteurs: le roman sur la table de nuit ne saurait etre qu aroun…