ROMANS

NOUVELLES

LIVRE-INTERACTIF

20
juin

Donne-moi ta vie – Chapitre 1

La souris attaqua le chat… sauvagement, dès son réveil. Apeuré, celui-ci détala dans la direction opposée. Jusque là concentré sur les données défilant sur mon écran d’ordinateur, je captais soudain la scène du coin de l’oeil et reculais de surprise sur mon siège. La lassitude accumulée au fil des ans par mes échecs répétés ne me laissait plus envisager pareille réaction à l’une de mes expériences. Le but sans conviction que je poursuivais depuis peu était de parvenir à un rapprochement de ces deux ennemis de toujours, une sorte de fraternité, comme s’ils avaient été élevé ensemble… pas celle qui se produisait actuellement sous mes yeux : celle d’une animosité inversée, contre nature. La souris était devenue le prédateur et le chat, la proie. Devant mes yeux incrédules, les attaques se reproduisirent plusieurs fois avant que le rongeur, que la rage de l’échec faisait se déplacer bizarrement, ne renonce provisoirement à poursuivre le félin. Profitant de ces rares moments de répits, Hector essayait de se faufiler en rampant de façon grotesque dans des endroits impossibles pour se protéger de son assaillant. Mais sa grosse tête de matou se coinçait, à chaque tentative, inévitablement dans le mobilier entassé de la cave. Visiblement, son sens des dimensions et de la hiérarchie entre le mangeur et le mangé se trouvait, comme pour son assaillant, complètement perturbé. Chaque miaulement accompagnant ses vaines contorsions ne faisait qu’amplifier son désarroi. A plusieurs reprises, il tenta même de se réfugier dans la cage du marsupial, sans plus de succès. Le manège perdura pendant un bon quart d’heure avant que la souris, très agressive, n’accorde une trêve beaucoup plus longue au chat. Epuisés par la course poursuite et le contrecoup de l’anesthésie, les deux ennemis de toujours s’affalèrent sur le carrelage, loin l’un de l’autre, chacun dans un recoin de la pièce.
Entre stupéfaction et amusement, je griffonnais des notes sur mon calepin saturé, m’interrompant seulement pour gratter cette tête ébouriffée aux longs cheveux blancs. Cheveux qui ne voyaient plus souvent les ciseaux depuis que mon coiffeur et ami d’enfance était décédé. Le remplacement de ce calepin s’imposait depuis longtemps mais en psychiatre obstiné que j’étais, je ressentais le besoin obscur de garder, à portée de regard, les événements observés de longue date mais qui finissaient perdues en nombre au fond des feuilles racornies. Cela ne s’avérait jamais d’une grande utilité tandis que mes diverses tentatives tombaient systématiquement dans des impasses. Peut-être, méritais-je, moi aussi, une bonne analyse, seulement à quoi bon maintenant. Me trouvant dans l’impossibilité de rédiger les commentaires longs et concis que mes constats actuels requéraient, je dus me contenter d’une densité hirsute de gribouillis au hasard des rares espaces encore vierges d’écriture, qui se révéleraient incompréhensibles pour un autre que moi. Le comportement insolite de ses deux cobayes me suggérait tant d’interprétations aussi nombreuses qu’imprévues que mon cœur usé en battait la chamade… Surtout : ne pas l’emballer ! J’avalais un cachet de bêta-bloquant par précaution. Un flot ininterrompu de suppositions tambourinait à la porte de mes méninges, ouvrant de nouveaux champs d’investigation. Oubliées d’un coup les années galères de vaines explorations, la déchéance d’une retraite que j’acceptais mal. Je venais peut-être, enfin, de déboucher sur quelque chose de concret.
Tous poils hérissés, Hector avait fini par se hisser sur le toit de la cage avec force difficultés et regardait, effrayé, son agresseur, quelques cinquante centimètres plus bas sur le sol de la cave transformée depuis longtemps en atelier d’expérimentation. La souris, calée sur son arrière train, se frottait le museau d’incompréhension. De toute évidence, elle ne parvenait pas à atteindre l’intrus, occultant d’utiliser ses moyens habituels de locomotion qui faisait d’elle ce qu’elle était d’ordinaire, un grimpeur hors pair. Une aptitude qui aurait du lui permettre d’atteindre le chat sans problème en s’agrippant aux barreaux d’acier. Au lieu de cela, Sifflet essayait d’atteindre sa proie en tentant de faire des bonds grotesques, une faculté que dame nature n’avait pas daigné lui attribuer à sa conception.
Décidément, rien ne tournait plus rond chez ces pauvres bêtes. Au bout d’une heure, je jugeais que leur calvaire avait assez duré. Je n’apprendrais rien de plus dans l’état actuel des choses sans les traumatiser irrémédiablement. Leur réaction à elle seule se révélait suffisamment importante pour risquer de tout compromettre en poussant l’expérience trop loin. Comme je ne savais pas très bien ce qui avait pu déclencher ce phénomène, je me résolus à interrompre l’expérience. Il valait mieux progresser à petit pas, prudemment. Je ne m’essayais sur l’interconnexion entre deux sujets que depuis peu, et jusque là, sans grand succès. Apparemment, cette voie semblait, aujourd’hui, offrir de réelles possibilités. Le rajout d’électrodes sur certaines zones du cerveau, depuis longtemps considérées comme inertes par l’ensemble d’experts en la matière, combiné à une augmentation d’intensité conséquente se trouvaient probablement à l’origine du phénomène constaté. Je devais absolument tenter d’inverser le processus pour faire revenir à la normale les deux bestioles sans provoquer d’altération irréversible. J’aurais toute latitude à renouveler l’opération plus tard. Il fallait seulement espérer que l’analyse ultérieure des évolutions des encéphalogrammes, au cours des phases de transfert et pendant leur sommeil, me révèle l’origine de ce phénomène : l’inversion du comportement agressif de deux races distinctes et radicalement opposées.
Et puis, l’état actuel de troubles physiologiques et probablement psychologiques occasionné à Hector me contrariait. Je lui vouait une grande affection. Ce chat partageait ma solitude depuis bientôt dix ans et son éventuelle disparition laisserait un trop grand vide dans la maison. Je regrettais maintenant de l’avoir impliqué dans cette expérience, faute d’avoir sous la main d’autres cobayes appropriés. J’espérais à présent de tout coeur pouvoir le récupérer intact. Pour Sifflet, c’était différent, que représentait la vie de cette souris ou de ses congénères sacrifiés sur l’autel de la science… rien ! Pourtant celle là méritait, maintenant, une attention particulière. Elle s’acharnait à rester en vie au fil des tests et son changement d’attitude actuelle la rendait précieuse. Je me devais de la garder opérationnelle le plus longtemps possible pour pouvoir l’étudier. Curieusement docile, elle se laissa attraper. Tout juste frémit-elle quand la fine aiguille la pénétra pour la replonger dans un profond sommeil. Se saisir du chat fut une autre paire de manches. Oubliées notre tendresse commune et les années de caresses, le deal millénaire entre l’homme et son animal de compagnie n’existait plus. Il était redevenu un animal sauvage. Heureusement pour moi, le matou ne maîtrisait plus ses capacités de fauve à échelle réduite et ne se souvenait pas que griffes et canines puissent être des armes terriblement efficaces pour se défendre. Quand ma veste s’abattit soudainement sur lui, un instinct contrarié lui commanda de cesser tout mouvement, au lieu de déguerpir. Traversant le Tergal, le somnifère coula sans risque dans ses veines quelques secondes plus tard.
Je disposais ensuite délicatement les animaux endormis sur les fauteuils médicaux agrémentés, pour l’occasion, d’un coussin adapté à leur anatomie particulière. Allaient-ils recouvrir leurs sens perdus comme je l’espérais fébrilement ? Je pianotai sur la console de l’armoire électronique et lançai la commande. Les bonnets phrygiens tapissés d’une multitude de fins capteurs acérés couvrant leurs crânes se mirent à crépiter doucement. Les plumes de l’enregistreur encastré dans l’armature métallique dessinèrent alors des arabesques compliquées sur un rouleau de papier millimétré. Celui-ci se mit à défiler à plus d’un mètre par minute. Je me précipitai dessus pour comparer le tracé avec le précédent. Un semblant de sourire, partagé entre inquiétude et soulagement, dérida légèrement mon visage. Les courbes de mesure d’activité cérébrale reproduisaient exactement les mêmes cheminements… en sens inverse. Plutôt rassurant ! L’émotion me faisait retrouver l’exaltation de ma jeunesse quand l’avenir s’annonçait plein de promesses ; sans présumer du peu de temps que voudrait bien m’accorder ma santé pour travailler sur ce phénomène inattendu.
Après des années d’étude de médecine et une brillante spécialité en psychiatrie, le jeune Antoine d’alors, avait espéré mettre au point de nouvelles techniques de guérison. En s’appuyant sur l’arrivée de l’informatique et l’émergence de technologies de pointe, j’imaginais révolutionner les vieilles méthodes pratiquées alors par l’ensemble de la profession et traiter les psychoses de manière plus scientifique. Hélas, la complexité du cerveau humain avait résisté à l’évolution performante des ordinateurs en ne livrant que peu de ses secrets. Au fil d’une vie entièrement consacrée à mes malades et à ma quête de guérison absolue, j’avais fini par revoir progressivement mes ambitions à la baisse et me faire une raison : jamais il ne me serait possible d’approcher les confins des affections mentales et de les traiter comme j’en avais toujours rêvé. A cause de cela, ma vie extra-professionnelle n’avait que peu ou prou compté. Je faillis me marier une fois. Pas très joli garçon et de petite taille, une fille succomba pourtant au peu de mes charmes. Mais l’importance des malades et l’étude chronophage de leur pathologie la reléguaient, hélas, largement au deuxième plan. Un jour, elle me quitta sans bruit, sans que je fasse attention à ce que j’allais perdre. Quelquefois, je repensais à elle et regrettais de ne pas avoir fait ce qu’il fallait pour la garder. Aujourd’hui, alors que j’approchais du terme de ma vie, le destin, comme pour se moquer de moi, m’offrais enfin la chance de donner un sens au gaspillage de ce bonheur perdu.
Je me pris soudain à rêver, ce qui ne m’était pas arrivé depuis fort longtemps, à fournir une pierre importante à l’édifice de la connaissance humaine, comme tant d’autres avant moi. Qu’avant de quitter ce monde, je laisserais aux futures générations le fil conducteur pour guérir ces saloperies de maladies neurologiques, ces afflictions qui transformaient la vie en un combat si difficile pour bon nombre de mes semblables. La plus belle des récompenses pour mon sacrifice… Si je parvenais à concrétiser ce coup de pouce que le hasard me mettait impunément sous le nez pour un dernier combat, décidé à épuiser mes dernières forces jusqu’au bout, comme si le prix que j’avais payé jusque là n’était encore pas suffisant.
La séquence venait de se terminer. Je me penchai sur mes cobayes. Ceux-ci dormaient à présent paisiblement comme si leur subconscient leur avait signifié leur retour à une vie normale. A leur réveil, je serai fixé sur leur état. Je transportai chacun d’eux dans leur couche respective. L’un dans son panier de voyage en osier fermé pour la circonstance, l’autre dans le nid douillet de sa cage d’acier. Je m’empressai de les mettre en hauteur sur la table afin d’apprécier au mieux les premiers signes d’éventuelles séquelles résiduelles.
J’allais profiter de l’attente pour analyser les données de l’ordinateur quand le carillon de l’entrée retentit. Ding… Dong ! Ding… Dong ! Je reconnus immédiatement le double coup de sonnette appuyé sans malice. Je recevais si peu de visites. Je consultai ma montre : dix-sept heure déjà. Karim, mon unique et dernier patient venait à son rendez-vous hebdomadaire du mardi. Cela tombait vraiment mal. J’avais complètement oublié ma seule contrainte de la semaine. D’habitude, je me faisais une joie de recevoir en consultation informelle le jeune handicapé, en accord avec les éducateurs du centre d’éducation spécialisé. Ceux-ci avaient accepté que je m’occupe encore de leur protégé malgré mon statut de retraité. De toute évidence, mes soins de vieux psychiatre apportaient encore beaucoup au jeune déficient mental. De mon côté, cela me permettait de maintenir une certaine activité, retarder les méfaits de la vieillesse et garder l’impression d’être encore utile. Seulement aujourd’hui, mon patient arrivait au mauvais moment. Je gravis péniblement les marches menant de la cave au rez-de-chaussée et dus reprendre mon souffle avant d’ouvrir la porte extérieure. Il ne faisait pas bon vieillir !
A ma vue, la bonne bouille de Karim afficha son sourire d’éternel étonné, large et candide. Il aimait se rendre chez moi. Il parcourait allègrement à pied les deux kilomètres qui séparaient son internat de mon ancien cabinet, tout seul comme un grand. Un signe de confiance dont la plupart des pensionnaires du centre ne jouissait pas. En décortiquant chaque syllabes, il me gratifia d’un guttural :
— Bonjour docteur beau temps aujourd’hui pour apprendre.
Avec moi, les consultations ressemblaient plutĂ´t Ă  un jeu, diffĂ©rent de ceux que le personnel mĂ©dical de son Ă©tablissement d’accueil lui dispensait d’ordinaire car extrĂŞmement plus complexe, ce dont il retirait une espèce de fiertĂ©. Il tendit la main de façon mĂ©canique, avec la politesse qu’on lui inculquait depuis tout petit. Plus de dix-neuf ans et toujours l’âme d’un enfant, songeai-je malgrĂ© mes prĂ©occupations. La maladie affectant Karim comptait parmi les plus faibles de sa catĂ©gorie mais n’autorisait personne Ă  penser qu’il puisse, un jour, devenir complètement autonome. Rien ne pouvait expliquer pourquoi son intelligence n’avait pas Ă©voluĂ© au mĂŞme rythme que ses capacitĂ©s physiques, qui elles paraissaient presque normales. Mes talents de psychiatre s’étaient pourtant acharnĂ©s Ă  en rechercher la cause au dĂ©but de ses consultations, beaucoup plus que pour tous les autres car sa maladie ne dĂ©coulait d’aucune pathologie spĂ©cifique. HĂ©las sans rĂ©sultat, comme chaque chose sortant de l’ordinaire que j’entreprenais. DĂ©passĂ©, je ne procĂ©dais plus, sur ce pauvre gars d’un mètre quatre-vingt-cinq, me toisant d’une bonne tĂŞte, qu’à des tests classiques. En revanche ces Ă©changes nous procuraient, Ă  tous deux, beaucoup de plaisir et de connivence… Ce ne serait pas le cas aujourd’hui :
— Oh Karim, je suis dĂ©solĂ©, je ne vais pas pouvoir te recevoir. J’ai un problème urgent Ă  rĂ©gler.
La dĂ©ception s’afficha avec un certain retard dans les yeux rĂŞveurs de l’handicapĂ© mais l’impression de bonne humeur ne quitta cependant pas ses traits. Sa nature lui faisait tout accepter des autres.
— Docteur pas le temps aujourd’hui.
L’air contrit, je repris :
— Oui, j’ai quelque chose de très important Ă  faire, immĂ©diatement. Mais si tu veux, Ă  la place, tu peux revenir jeudi. Demande Ă  Julie si elle est d’accord. Dis lui de m’appeler pour confirmer. Tu te souviendras ?
Karim hocha la tĂŞte sans sourciller :
— No problèmo jeudi d’accord.
Sans préjuger de son effet, il rigola de sa nouvelle expression, enregistrée lors du passage au centre d’un éducateur étranger et fit demi-tour, la démarche altérée par son déficit neurologique.
— Salut docteur.
— Au revoir Karim, Ă  jeudi !
Je m’assurai qu’il reprenne bien la bonne direction et rentrai promptement chez moi, me sentant un peu coupable. Mais je n’avais pas de temps à perdre. Pauvre garçon, quel gâchis ? pensai-je en descendant au sous-sol aussi prestement que mon arthrite le permettait. J’oubliai Karim aussitôt. D’en bas, montaient déjà de faibles gémissements.

1 commentaire(s)
  1. comme pour un autre de tes livres j ai eu un peu de mal a accrocher ca s arrange des le chapitre 2

    polo,le 31 janvier, 2011

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