ROMANS

NOUVELLES

LIVRE-INTERACTIF

23
déc

Donne-moi ta vie – Chapitre 14

Quand je revins Ă  moi, une douleur intense m’irradiait les cĂ´tes et le haut du crâne. J’initiai une grimace, quelque chose empĂŞchait ma bouche de se tordre. J’essayais de bouger mais le cisaillement autour de mes poignets et de mes chevilles me paralysait. Je me rappelai soudain. En pĂ©nĂ©trant dans la maison, quelqu’un m’avait assommĂ©e… et ligotĂ©e par la suite. La joue plaquĂ©e le sol, mes yeux parcoururent l’horizon carrelĂ©. EffarĂ©e, je reconnus, Ă  quelques centimètres seulement de mon visage, la dentelle dĂ©chirĂ©e de ma culotte. Je tournai la tĂŞte avec difficultĂ©s et constatai avec effroi la nuditĂ© de tout le bas de mon corps. Une dĂ©duction irradia ma pseudo torpeur : non, pas ça…, Karim ! Son changement de comportement depuis peu, ses regards gĂŞnĂ©s. Il m’avait emmenĂ©e ici pour abuser de moi. Je balayais le reste de la pièce : j’étais seule. Un tĂ©lĂ©phone trĂ´nait sur le meuble Ă  chaussures dans le hall. Je rampais comme je pouvais, maĂ®trisant la douleur, jusqu’à lui. Je parvins Ă  faire tomber l’appareil Ă  terre en coinçant le fil entre mes genoux. Mon ventre amortit la chute en m’arrachant un cri Ă©touffĂ©. Après plusieurs tentative, je parvins Ă  composer le 17 avec le bout de mon nez. Quelques secondes plus tard, une voix nasillarde s’égosillait Ă  l’autre bout sans obtenir rien de plus que des murmures assourdis en rĂ©ponse. Inquiet, le standardiste dĂ©clencha l’intervention.
Localisant l’appel, les flics arrivèrent dix minutes plus tard. Trois fonctionnaires débouchèrent prudemment, dans le couloir, l’arme prête à dégainer. Impuissante, couchée par terre, j’essayais de cacher au mieux mon intimité. Un des policiers défit aussitôt mes liens :
— Qu’est ce qu’il s’est passĂ© Madame ?
— Je suis venu ici avec un des pensionnaires handicapĂ©s des Magnolias. Je suis son Ă©ducatrice. On m’a assommĂ©, je ne me souviens de rien.
— Est-il encore lĂ  ?
— Je ne sais pas !
Analysant la situation, il donna des ordres et m’entraîna dehors à l’abri du fourgon. Les deux autres commencèrent la fouille avec précaution, le pistolet pointé vers un assaillant potentiel. Deux minutes plus tard, une voix s’éleva du sous-sol à l’intention de ses collègues :
— J’ai deux individus inanimĂ©s ici, appelle des ambulances !
Le reste se passa sans moi. Emmenée au commissariat, j’attendis trois heures interminables avant d’être de nouveau interrogée. A leur entrée dans la salle, la mine grave des fonctionnaires ne me dit rien qui vaille :
— Madame Legallec, nous sommes un peu perplexes. Quelles Ă©taient les raisons de votre prĂ©sence chez feu le docteur Rastignac ?
— Je vous l’ai dit : Karim Alouche est l’un de mes malades. Il vient d’hĂ©riter de cette maison et m’a demandĂ© de l’accompagner pour voir dans quelles conditions il pourrait s’y installer. J’avais l’accord de mon directeur.
— Et vous ne vous ĂŞtes pas mĂ©fiĂ©e ?
— Je m’occupe de Karim depuis de nombreuses annĂ©es. C’est un ĂŞtre très doux.
Les flics esquissèrent simultanément le même sourire :
— Ce n’est plus un enfant, madame Legallec ! En ce moment, il est complètement enragĂ© dans sa cellule, on ne peut mĂŞme pas l’approcher. Vous l’entendez pas gueuler ?
Je tendis l’oreille, des hurlements indistincts parvenaient à traverser les cloisons. Un frisson d’angoisse me parcourut.
— Vous l’avez arrĂŞtĂ© ? Vous pensez que c’est lui ?
— Peut-ĂŞtre ! Vous devriez voir un mĂ©decin, Madame.
— Ce n’est pas nĂ©cessaire. Il ne m’a pas touchĂ©e, j’en suis sĂ»re.
— Pourtant, quand on vous a trouvĂ©, les apparences…
— Ă©taient sans Ă©quivoque, je vous l’accorde, mais…
Les mots s’arrêtèrent sur mes lèvres ; ne pas dire n’importe quoi de préjudiciable à Karim. Je ne voulais pas l’enfoncer. Il ne vivait pas dans le même monde que nous. Est-ce que ces hommes étaient capables de le comprendre ? L’un d’eux vint s’assoir sur le coin de la table :
— Qu’espĂ©riez-vous, Madame Legallec ?
— Karim souffre d’une affection mentale importante. Je suis responsable de lui… et donc, de ses actes. Je ne vois pas oĂą vous voulez en venir.
— A quoi jouiez-vous avec lui ?
— Mais Ă  rien, qu’est-ce que vous voulez insinuer !
Mes joues durent s’empourprer devant le sous-entendu et je mis à bégayer fébrilement Mon trouble ne l’arrêta pas :
— N’aviez-vous pas en tĂŞte de rĂ©cupĂ©rer son hĂ©ritage ?
— Vous dĂ©lirez, qu’est-ce que vous allez imaginer…
— Un coup montĂ© !
Il avait lâché sa phrase comme le bruit sec d’une branche cassée sous un pas furtif et épiait la réaction sur mon visage.
— Non mais ça va pas !
— Vous avez emmenĂ© Karim Alouche dans cette maison pour le faire accuser de viol avec la complicitĂ© de votre mari. Vous comptiez certainement lui ponctionner une partie de sa fortune en l’accusant de prĂ©judice sexuel. Malheureusement pour vous, le bougre s’est dĂ©fendu…
— Vous ĂŞtes malades !
— Pas nous mais lui si ! Vous vouliez profiter de son infirmitĂ© pour vous remplir les poches !
— ça n’a pas de sens, vous dĂ®tes n’importe quoi !
— Soit ! Expliquez-nous, alors, la prĂ©sence de Monsieur Legallec dans la cave ?
L’enquêteur s’était rapproché pour poser sa question encore plus brutalement que les précédentes. J’ouvris de grands yeux ébahis et bafouillai de stupéfaction :
— Youenn ?… dans la cave ?… chez Rastignac ?… c’est impossible !… je ne comprends pas !… il travaille en ce moment, au garage !… vous devez vous tromper !…
Le policier m’exhiba un portefeuille à dix centimètre du visage :
— A moins qu’un parfait sosie ne lui ait volĂ© ses papiers, le doute n’est pas permis.
Le nez sur la carte d’identité, je tombais des nues. Des questions se percutaient en masse dans ma tête douloureuse. Que venait faire mon mari dans cette histoire ?
— Vous lui avez demandĂ© ?
— Non, pas encore, il est en observation Ă  l’hĂ´pital.
— Qu’est-ce qu’il a, m’alarmai-je ?
— Rien de grave ! Il passe une sĂ©rie d’examens pour s’assurer que tout va bien.
— Dieu merci. Vous avez appelĂ© son patron ?
— Évidemment !
Il fallait que je me ressaisisse. De victime, je me retrouvais coupable dans une histoire abracadabrante. Je devais essayer de me disculper :
— Ecoutez messieurs, il n’a jamais Ă©tĂ© dans mes intentions de porter plainte, ni maintenant ni jamais. Karim est comme un parent pour moi, depuis le temps que je m’occupe de lui. Je ne comprends rien Ă  cette histoire et je vous rappelle que l’on m’a frappĂ©e, ligotĂ©e et bâillonnĂ©e.
— Une mise en scène Ă©tudiĂ©e, mais cela s’est mal passĂ©. Apparemment, votre patient ne s’est pas laissĂ© faire, rĂ©torqua-t-il avec une pointe d’amusement dans la voix.
— Comment ça ?
— Nous avons retrouvĂ© votre mari et Karim Alouche inanimĂ©s dans le sous-sol de la maison. Apparemment, ils se sont battus.
— Battus ! Non, Karim est incapable de se dĂ©fendre.
— N’a-t-il pas brusquement changĂ© après sa rĂ©cente agression ?
Décidément, ils n’avaient pas perdu leur temps, ces deux là. Ils en savaient déjà beaucoup sur tout le monde.
— Bien sĂ»r, je reconnais qu’il se comporte diffĂ©rent depuis mais de lĂ  Ă  en faire un violeur…
En disant ces mots, certains détails me revenaient en mémoire : son changement d’attitude au centre, à l’enterrement, ses regards fugitifs et ses phrases fugaces pleines d’à-propos. J’enchaînais sa défense avec conviction et sincérité :
— Si c’est le cas, il n’est pas responsable vous savez. Jamais je ne porterai plainte contre lui, quoique qu’il fasse. Vous vous trompez sur toute la ligne. Karim ne mĂ©rite pas qu’on lui fasse de mal. Je vous jure que c’est la vĂ©ritĂ©.
Les deux flics se consultèrent d’un air entendu :
— Dommage, ce mobile paraissait intĂ©ressant. Mais comme tout le monde ne fait que des Ă©loges de vous et votre directeur confirme l’objet de votre dĂ©placement dans cette maison Ă  la demande de Karim, nous sommes obligĂ© d’envisager une autre hypothèse sur la prĂ©sence de votre mari en ces lieux, sans pour autant oublier dĂ©finitivement la première. D’après le responsable d’atelier du garage, il effectuait l’essai d’une vĂ©hicule après sa rĂ©vision comme de coutume. En passant par hasard dans la rue, il a aperçu votre voiture dans la cour. Inquiet ou par curiositĂ©, il est entrĂ© Ă  l’intĂ©rieur et a surpris Alouche en train d’abuser de vous. Un sacrĂ© coup de chance qui expliquerait que votre agresseur n’est pas eu le temps de vous violer ! En se voyant surpris, celui-ci a essayĂ© de se rĂ©fugier Ă  la cave pour Ă©chapper Ă  votre mari qui l’a poursuivi. S’en est suivi une bagarre, ils se sont apparemment neutralisĂ©s l’un l’autre.
— Cela me paraĂ®t plus plausible que vos accusations, lâchais-je pourtant sans enthousiasme.
— Avouez que l’intervention de votre Ă©poux est une coĂŻncidence dure Ă  avaler. Heureusement, un autre fait plaide en votre faveur : dĂ©s son rĂ©veil dans l’ambulance, Karim Alouche est devenu fou Ă  lier. On a Ă©tĂ© obligĂ© de l’enfermer dans une cellule avec une camisole. Ce qui confirme bien qu’il est devenu incontrĂ´lable.
Les larmes me montèrent aux yeux :
— Ce doit ĂŞtre horrible pour lui, je peux le voir ?
— Vous n’y pensez pas ! A ce stade lĂ , il n’est pas question qu’il demeure votre patient Madame ! Et N’oubliez pas que les marques sur votre cou montrent qu’il a Ă©galement essayĂ© de vous Ă©trangler.
Je passai la main sur ma gorge légèrement douloureuse, essayant d’imaginer une autre impossible explication. Je n’arrivais pas à admettre qu’il ait pu faire ça.
— Ce n’est pas Karim, impossible… Qu’allez-vous faire de lui ?
— C’est devenu un cas extrĂŞme. Les coups qu’il a reçus ont dĂ©clenchĂ© chez lui une vĂ©ritable folie furieuse. Nous avons demandĂ© l’assistance de spĂ©cialistes. Ils vont l’emmener Ă  l’asile le plus proche. Il n’y a pas d’autre solution. Le juge a donnĂ© son accord, votre directeur Ă©galement. De plus, il va bientĂ´t ĂŞtre majeur…
Je me pris la tĂŞte Ă  deux mains :
— Mais vous ne pouvez pas faire ça, il est handicapĂ©, il ne comprend pas ce qu’il se passe ! Laissez-moi lui parler.
— Madame, n’oubliez pas ce qu’il a essayĂ© de vous violer et de vous tuer. Il est impossible de l’approcher dans son Ă©tat ! Les mĂ©decins nous ont bien recommandĂ© : aucun contact avant sa prise en charge.
Un long hurlement monta des entrailles du commissariat, qui semblait m’appeler :
— uulllliiiiiiie…
Je frissonnais d’effroi.
— Vous voyez, me confirma le flic, il est devenu complètement cinglĂ©. Le fait que vous le voyez derrière des barreaux ne ferait qu’empirer les choses. Accompagnez-nous Ă  l’hĂ´pital et inquiĂ©tez-vous plutĂ´t du sort de votre mari.
J’obtempérai malgré moi. Ils m’embarquèrent dans leur voiture banalisée. Une fois sur place, ils me firent encore patienter dans la salle d’attente pendant qu’ils interrogeaient une nouvelle fois Youenn. Quand ils m’autorisèrent enfin à pénétrer dans la chambre, ceux-ci faisaient la moue :
— DĂ©solĂ©, madame Legallec, votre mari semble souffrir d’une perte de mĂ©moire et ne veut ou ne peut toujours rien nous dire. Nous espĂ©rons qu’en vous voyant, cela le dĂ©bloquera. D’après les mĂ©decins, on l’a droguĂ©.
— DroguĂ© ?
— Un truc pour les animaux retrouvĂ© dans son sang. La combinaison des coups et du somnifère pourrait en partie expliquer son amnĂ©sie.
— Mais qui…
— Karim Alouche !
— Mais il n’a aucune conscience de l’utilitĂ© de tels mĂ©dicaments !
— Vous croyez ? Qui d’autre, vous peut-ĂŞtre ?
— AssommĂ©e et ligotĂ©e, je ne vois pas comment…
— Comment se porte votre mariage, madame Legallec ?
Je reculai interloquée :
— Vous n’allez pas recommencer. Vous n’imaginez tout de mĂŞme pas que j’étais… consentante ?
— Reconnaissez que tout cela demeure bien mystĂ©rieux ! Nous comptons sur vous pour nous apportez des Ă©claircissements ou si la mĂ©moire revient Ă  votre mari… Et dans le cas ou vous auriez oubliĂ© de nous dire quelque chose.
Sous le choc, je pénétrai dans la pièce, suivie de près par les policiers. Youenn me tournait le dos. Il regardait le ciel par la fenêtre, assis dans un fauteuil. Jamais, je ne l’avais jamais vu aussi calme. Je m’approchai doucement, ne sachant quelle attitude adoptée. Les relations tendues que nous traversions depuis quelques semaines ne facilitaient pas les choses. Mais il ne fallait surtout pas le montrer aux flics qui se posaient déjà bien trop de questions. Je posai tendrement la main sur son épaule :
— Youenn, mon chĂ©ri, comment te sens-tu ?
Il tourna la tête et leva vers moi ses yeux d’un bleu délavé :
— Ju…Julie, bafouilla-t-il ?
Le visage et le ton empreint de soulagement de Youenn favorisèrent le contact. Je l’embrassai sur la joue et lui pris la main. Les deux policiers derrière moi s’accordèrent à mettre entre parenthèses leur dernière hypothèse.
— Merci mon amour de m’avoir secourue. On ne sait pas ce qui aurait pu arriver. C’est ma faute, je ne me suis pas mĂ©fiĂ©e. Je lui faisais tellement confiance depuis toutes ces annĂ©es. Heureusement que tu passais par lĂ .
Les flics montrèrent tout à coup leur mécontentement :
— Madame, laissez le parler s’il vous plaĂ®t. Ne lui soufflez pas les rĂ©ponses, vous entravez l’enquĂŞte !
— Ah dĂ©solĂ©, m’excusai-je sans conviction ! Mon chĂ©ri, te rappelles-tu de quelque chose dans cette maison ? Que faisais-tu lĂ -bas ?
Youenn secoua la tête en plissant les yeux, désemparé et hagard. De toute évidence, il ne se souvenait de rien. Julie se retourna :
— Vous voyez, je ne peux rien faire de plus.
— Les mĂ©decins pensent le garder un peu en observation et nous espĂ©rons que son traumatisme ne sera que passager.
— Et moi, m’agaçai-je ?
Toute cette histoire finissait par me peser : l’agression, les insinuations des flics, leurs soupçons d’escroquerie, puis d’adultère, l’internement de Karim. Cela faisait beaucoup, même pour quelqu’un qui savait se maîtriser au quotidien.
— Vous pouvez rentrer chez vous. Nous vous contacterons au besoin.
— Je peux rester un moment seul avec lui ?
— Non ! Les docteurs ont rĂ©clamĂ© du repos et nous tenons Ă  lui reposer certaines questions quand son Ă©tat redeviendra normal.
La réponse ne souffrait d’aucun recours. Lasse, je me résolus à obéir malgré mon appréhension. Qu’est ce que cette histoire pouvait bien cacher ? Une bonne douche et du repos me permettraient peut-être d’y voir un peu plus clair.

Laissez un commentaire

uploaded.to