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LIVRE-INTERACTIF

15
mar

Donne-moi ta vie – Chapitre 18

Mon adaptation se déroula finalement mieux que je ne le craignais. Je parvenais presque à mener une vie normale, enfin la sienne… pas la mienne. Ce second transfert m’avait débarrassé des tics pathologiques de ce pauvre Karim. Le corps svelte de Youenn, lui, ne souffrait d’aucun reproche. Les deux yeux profonds de son visage fin me toisaient dans la glace à chaque occasion qui leur était donnée. « Que fais-tu là ? » me reprochaient-ils. Heureusement, toutes ses fonctions physiques n’entravaient pas mon ingérence.
Au garage, ses gestes gardaient, comme par réflexe, l’efficacité du travail manuel, comme une étonnante aptitude gravée dans sa mémoire musculaire. L’étude théorique de la mécanique dans tous les bouquins que j’avais pu ingurgiter me permirent de combler partiellement mon déficit en la matière. Je souffrais seulement du manque d’expérience et de la connaissance de toutes les astuces et combines qui vous simplifient la vie quand on met le nez dans un moteur de voiture. Heureusement, mon amnésie pardonnait beaucoup de mes erreurs au yeux de mes collègues et du chef d’atelier. Ma bonne volonté et un peu d’humour judicieusement distillé finissaient de mettre au second plan une partie de mes lacunes. Chacun se faisait un devoir de m’apporter son aide par compassion, surtout Momo qui surveillait mes démontages au plus près pour intervenir à la moindre bavure. Je lui devais une fière chandelle. Il me tira d’un bon nombre de mauvais diagnostiques et de blocages. Je pensai que lui et Legallec devait être copains avant mon ‘‘arrivée’’, malgré notre différence d’âge, et qu’il se faisait un devoir de ne pas me laisser dans la galère. En fait, j’appris plus tard que Maurice avait été le tuteur de Youenn dès son apprentissage et, qu’à ce titre, il continuait de veiller sur son poulain, plus par conscience professionnelle que par amitié, et peut-être un peu par peur du ‘‘qu’en dira-t-on ?’’. Ce qui fait que côté travail, je nourrissais désormais moins de craintes d’éveiller des doutes. J’espérais cependant ne pas moisir dans ce boulot qui me passionnait moyennement. Si ma forfaiture m’en laissait le temps.
Il avait fallu également que je me transforme d’urgence en cambrioleur pour récupérer mon matériel dans la cave de ma maison ; quelle ironie du destin que de devoir se voler soi-même. Par prudence, je disposais toujours d’une clef cachée dans le jardin. Clef que je gardais précieusement à présent sur mon trousseau pour achever plus tard le transfert de quelques appareils. Malheureusement, la famille Alouche débarqua prématurément pour prendre possession de leur ‘‘héritage’’ avant que je puisse terminer. S’ils n’avaient guère apprécié l’indifférence affichée par Julie et Karim en sortant de chez le notaire le jour de la lecture du testament, les parents de l’handicapé n’eurent aucun scrupule à venir occuper les lieux à la place de leur fils, sans se soucier le moins du monde de son sort ni même tenter de lui rendre visite. Il était probablement bien soigné à l’asile, bien mieux ailleurs que dans leurs pattes pour profiter de cette demeure gratuitement. Seul ombre au tableau relatée par Julie, ils n’avaient pas le droit de toucher au pactole que j’avais laissé à Karim placé sur un compte bancaire par le notaire, tant que son état ne serait pas définitivement classé sans espoir. Nul doute qu’ils n’allaient pas tarder à amener l’affaire devant un tribunal pour faire progresser les choses. Finalement, je m’en moquais. Cet argent ne m’appartenait plus, échangé contre la folie d’un homme. J’aurais seulement préféré que cette somme aille dans de meilleures mains.
Par contre, je ne pouvais pas poursuivre mes expériences dans la cave minuscule de notre immeuble et il était impensable d’installer mon équipement dans l’appartement. Comment justifier d’une telle activité à Julie ? Si je désirais toujours laisser une piste de guérison des affections mentales aux générations futures, il fallait que je trouve un moyen pratique et plus que discret. Deux se présentaient à moi : soit je me rabattais sur la location d’un petit atelier à l’insu de mon entourage, pas facile financièrement actuellement vis à vis des ressources du ménage Legallec, soit j’envisageais la séparation d’avec Julie. Confusément, je n’en avais pas envie, pour le moment. Et même si je parvenais à remettre en service mon matériel ; sur le plan technique, je n’entrevoyais pas de solution pérenne garantissant une sécurité pleine et entière contre la découverte du transfert de vie. Comment parvenir à un résultat tout en écartant définitivement la possibilité que quelqu’un n’aboutisse au même résultat que moi : prendre la place d’un autre en toute impunité ? Comment palier au passage de témoin scientifique sans mettre le pied à l’étrier à de criminelles intentions ? L’histoire était remplie de ces découvertes pacifiques transformées en abominable machines de guerre. Ma nouvelle jeunesse me permettrait, peut-être, un jour, de résoudre ce problème en évinçant tout risque. J’avais suffisamment frôlé la catastrophe par deux fois… et encore, il restait la menace Karim.
Vivre en couple s’avérait la partie la plus délicate de ma nouvelle existence. On ne change pas instantanément les habitudes d’un vieux garçon et la solitude qui l’a accompagnée durant des années. Comme ces choses qui changent de place toutes seules, cette nouvelle façon de m’habiller : jeans troués, tee-shirts à la gloire de groupes musicaux et blouson de cuir, bien loin de mes pantalons en velours côtelés, autres charentaises et chemises à carreaux repassées à quatre épingles par Maria. A l’usage, je finissais par me sentir quand même plus à l’aise dans ses baskets que dans les habits communs et défraîchis de karim, si le choix m’en eu été donné. Et puis me pesait l’intimité du couple avec les détails secrets d’une vie à deux et cette complicité nécessaire au partage du temps. Mon usurpation y souscrivait avec répugnance. Heureusement Julie se montrait patiente et ne brusquait rien. Ma convalescence durait et elle l’acceptait. Je sentais bien qu’il lui manquait l’essentiel : l’accomplissement total d’une tendresse mutuelle. Mais je ne pouvais dépasser avec elle le stade d’une simple vie en communauté. Je ressentais un sentiment horrible de trahison à l’idée de piquer à Youenn, après son propre corps, celui de sa femme… mais surtout de la tromper, elle, plus profondément encore. En ces moments d’affreux dilemmes, je me traitais de meurtrier d’handicapé, de voleur de vies, de lâche et de menteur pour me faire revenir à ma véritable condition. Malgré tout, j’aurais voulu rendre à cette femme tout ce qu’elle donnait aux autres, à ces enfants en particulier et cette compassion que j’avais su déceler chez elle, depuis ses premières visites avec Karim à mon cabinet. Lui rendre ce bonheur qu’elle essayait aussi de distiller entre nous malgré ses doutes actuels et ses angoisses passées. Cela me faisait peur, souvent, et envie, parfois, malgré l’interdit.
Un samedi après midi, alors que je lisais tranquillement le journal sur le fauteuil du salon ; j’évitais le canapé de peur qu’elle ne vienne se coller à moi, Julie se mit à tourner dans la pièce sans parvenir à se décider. Elle feignait de s’occuper en tergiversant : comment remettre le rideau en place, ranger tel objet de décoration sans vraiment de conviction ou simplement éteindre ou allumer la télévision. Je la sentais hésiter à m’aborder, malgré sa nouvelle coiffure effilée qui lui allait à ravir et cette jolie robe qui la moulait parfaitement. La tension montait palpable depuis plusieurs jours, elle demandait plus et j’en étais conscient. Je ne pouvais pas échapper sans cesse à la confrontation. Tant pis pour ce qui allait arriver, mettre les choses au point une bonne fois pour toute ! Je me résignais à poser le quotidien sur mes genoux pour scruter sa silhouette furtive balayant le contre-jour de la fenêtre. Notre relation arrivait à un instant crucial. Profitant de mon attention, elle se décida et vint se plaquer au dossier du fauteuil derrière moi. D’un geste, elle caressa mes cheveux, m’arrachant un tressaillement sur tout le corps :
— Mon chéri, je ne peux plus continuer comme ça, je suis désolée !
— Je ne comprends pas ce que tu veux, répondis-je maladroitement, je… je me sens bien avec toi !
— Justement !
Elle me prit brusquement la main et m’entraîna dans la chambre. Dans ma confusion, les feuilles du journal m’échappèrent et s’étalèrent sur le sol. Ce désordre ne l’arrêta pas. Je commençais à trembler à l’idée de ce que j’avais mille fois imaginé, craint mais peut-être inconsciemment désiré. Comment refuser ? Dès la porte franchie, elle se jeta sur moi et m’embrassa goulûment. Je me raidis, gauche et empoté mais sa langue fît monter en moi une sensation intense. Malgré tout, j’essayais de m’extirper de son étreinte. Elle recula soudain et entreprit de me dévêtir avec férocité ; je restais tétanisé. Elle me poussa brutalement sur le lit et fit tomber sa nouvelle robe de ses épaules. Elle ne portait rien dessous en préméditation de son geste. Plantée nue devant mes yeux embués, elle se révéla encore plus belle que dans mes rêves, plus belle que celle que j’imaginais déjà lors de nos premières rencontres professionnelles. Dieu sait pourtant qu’elle essayait vainement de m’exciter en exposant ses atouts désirables par tous les moyens possibles : dans la salle de bain, avant de se coucher, en se frottant dans le lit. Elle avait employé nombres d’astuces suggestives pour réveiller en moi des velléités sexuelles oubliées depuis fort longtemps. Mais chaque fois, mon regard et ma bouche, tout mon corps se dérobaient pour ne pas succomber. Mais cette fois, elle me contraignait sans échappatoire, d’autant qu’une érection incontrôlée déforma mon caleçon moulant. Un sourire rassuré se dessina sur ses lèvres. N’y tenant plus, elle fît glisser ce dernier rempart le long de mes jambes paralysées et m’enfourcha sauvagement. Une vague de plaisir décupla mes sens quand elle me prit en elle. Un plaisir oublié si fort que la pensée de ma traîtrise ne parvint pas à combattre. La joute dura peu de temps mais nous laissa pantois tous les deux, serrés l’un contre l’autre pour prolonger la volupté de l’orgasme. En cet instant, je remerciais, sans plus d’état d’âme, le destin et ma diabolique machine qui avait permis cette résurrection, qui m’avait permis de connaître à nouveau cette indicible extase des sens. Dame nature, dans ce qu’elle avait parfait le plus au monde pour perpétrer l’évolution des espèces, m’accordait de nouveau ce privilège effacé de ma vielle mémoire depuis plus de quarante ans au moins. Je renonçais à compter… pour vivre enfin.
Nous passâmes le reste du week-end à renouveler maintes fois nos étreintes, quittant uniquement le lit conjugal pour des collations vite avalées après un tour au micro-onde. Chaque retour sous la couette déclenchait des rires de connivence et embrassades effrénées. Je dois reconnaître que le corps de Youenn assurait, après des mois d’abstinence. Les remords m’avaient complètement quitté. Avant notre dernier sommeil dominical, Julie se lova contre moi et me susurra à l’oreille :
— Je suis tellement heureuse. J’espère qu’un jour tu seras en état de me dire pourquoi tu as changé aussi radicalement…
Je ne répondis pas. J’espérais tellement avoir, un jour, la possibilité de soulager ma conscience et d’avouer la vérité à quelqu’un, principalement à elle. Mais je savais que je ne sortirais jamais de l’impasse, qu’importe. Épuisé et comblé, je m’endormis en la tenant précieusement dans mes bras, laissant derrière moi mes craintes et mes inhibitions face à cette nouvelle vie qui s’offrait sans retenue. Youenn et Julie méritaient le sort que je leur avais réservé malgré moi. Maintenant, j’avais bien l’intention de profiter de cette nouvelle chance, ne fut-elle que provisoire.

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