ROMANS

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LIVRE-INTERACTIF

19
août

donne moi ta vie – chapitre 7

Dans la lumière diffuse de la cave, j’émergeai de ma torpeur. Que s’était-il passé ? Le bourdonnement dans ma tête me rappela la douleur ressentie au lancement de l’expérience, entraînant ma perte de connaissance. L’intensité du traumatisme m’avait fait perdre le contrôle total de l’opération… et avec, l’opportunité de guérir Karim. J’avais échoué. Il me paraissait évident qu’un temps assez long s’était écoulé depuis mon évanouissement. La séquence avait dû se terminer avant que j’ai pu tenter quoi que ce soit. Quelle frustration, tout ça pour rien ! Pauvre Karim ! Je devais m’assurer que son état n’avait pas empiré. Je tournai la tête vers ma droite. J’eus un recul, le mur lisse de la cave frôlait mon visage à moins de cinquante centimètres. Quelque chose clochait, je me rappelais pourtant parfaitement m’être installé sur l’autre fauteuil, celui de gauche. Je me retournai de 180° et tressaillis. A mes côtés, un vieil homme dormait, mon bonnet phrygien sur la tête. Et ce bonhomme, là, tout près, me ressemblait. Non, il s’agissait d’un mauvais rêve. je n’avais pas récupéré toute mes esprits. Le contrecoup du choc, probablement ! Je commençai à paniquer. Je me mis à regarder mes mains, mon corps. Nom de Dieu, les habits de Karim, je portais les habits de Karim… je me trouvais à sa place…
Et lui ?
Je me redressai, me mit sur pied en titubant, fixant, effaré, cette enveloppe charnelle, mon enveloppe charnelle, allongée tranquillement, occupant normalement ma place, mon fauteuil… à gauche. Traumatisé, je ne vis pas, derrière, le message clignoter sur l’écran de l’ordinateur signalant un dysfonctionnement. Ce n’était pas possible ! Je vivais un cauchemar. J’arrachai mon bonnet et me dirigeai en claudiquant jusqu’à l’évier au dessus duquel pendait depuis longtemps un petit miroir défraîchi. La glace me renvoya l’image d’un Karim hagard. J’osai à peine passer mes mains sur ce visage qui me fixait intensément. Je ressentis avec terreur la réalité du frottement des paumes de l’handicapé contre mes joues. Aucun doute, j’habitais Karim. Non, j’allais me réveiller… En vain ! Je me pris les tempes et hurlai. L’inversion de comportement de la souris et du chat, tout défilait dans ma tête à une vitesse effrénée. Je luttais contre l’horrible conclusion qui s’immisçait en moi : Impossible… Impossible… Impossible ! Non, c’était impossible ! Cette simple liaison ne permettait pas d’aller aussi loin, pas jusqu’à un échange… L’esprit en entier transféré, avec ses souvenirs, commandant un autre cerveau… L’emprise totale sur un autre corps. Et le retour, pourquoi n’avait-il pas eu lieu ? Je me ruai sur l’ordinateur. Au bord de l’apoplexie, le message luminescent me vrilla définitivement l’estomac :

« Séquence 2 interrompue : sujet absent »

Pourquoi, pourquoi, nous étions pourtant encore connectés, tous les deux… Je me forçai à déglutir, un goût amer envahissait ma bouche. Tout doucement, je me tournai vers l’autre. Son aspect paisible contrastait avec mon propre état. Il fallait le réveiller. J’allais lui secouer l’épaule quand je me ravisai. Pourquoi infliger à Karim, si Karim se trouvait là-dedans, le traumatisme irrationnel que je subissais en ce moment ? Moi même ne parvenais pas à admettre cet inversion, comment réagirait un esprit attardé ? Probablement deviendrait-il fou ? Mais que faire d’autre ? Déjà, je recherchais des solutions pour mettre fin à ce drame. Voilà, c’était simple ! Il fallait forcer la séquence retour ! Revenir en arrière, comme si rien ne s’était passé… Cette idée me donna une bouffée de soulagement et réduisit mon stress. Je repensais correctement, c’était déjà ça ! Oui, c’était la meilleure solution, revenir comme avant. Toujours endormi, Karim ne se rendrait compte de rien. Je pianotai fébrilement sur le clavier de ses doigts maladroits et m’apprêtai à forcer la séquence 2. Au moment ou il allait appuyer sur ENTER, un doute horrible m’envahit. Mon vrai corps aurait dû sortir de son évanouissement depuis longtemps, seul celui de Karim avait subi une anesthésie. Je m’approchai en tremblant du fauteuil de gauche et pressai deux doigt sur la carotide de l’autre. Aucune pulsion cardiaque ! Nom de Dieu ! Pris de panique, je courus me saisir de mon vieux stéthoscope dans l’armoire et auscultai ma poitrine de vieillard. Rien ! Mort ! Je reculai de stupeur. Mon corps venait de succomber à une crise cardiaque. Celle que je risquais à chaque effort depuis quelques années, risque réduit par les cachets. Mais dans l’excitation de la préparation de l’expérience, j’avais omis d’en prendre un par sécurité, comme à mon habitude. Cette fois, le choc trop important avait fini par gagner. Mon coeur usé n’avait pas résisté pendant le trajet…
Non, pas pendant, mais après que le transfert ait eu lieu.
Un frisson glacé me parcourut. L’esprit de Karim avait fait le chemin inverse. Sa vie s’était tout à coup retrouvée prisonnière de ce corps qui mourrait. Son âme s’était alors éteinte avec lui. Quelle horreur ! Je m’agenouillai pour enfouir ma figure sur le ventre du défunt comme pour me faire pardonner, comme s’il pouvait encore communiquer avec moi. Il était trop tard pour y retourner, trop tard pour le sauver. Un cerveau ne vit que trois minutes sans alimentation. Aucun retour possible… pour Karim… pour moi. Comment était-ce possible ?
L’inimaginable se transformait peu à peu en réalité. Je gagnai péniblement le fauteuil pour ne pas chavirer. Une fois allongé, je tentai de me raisonner, de comprendre. Je venais de réaliser un truc extraordinaire… mais qui venait de coûter la vie à un être humain… doux et innocent qui ne demandait rien à personne. Je l’avais tué, inconsciemment peut-être, mais indéniablement.
Je devais appeler la police, leur expliquer la monstruosité que je venais de commettre pour qu’on me punisse.
Mais qui croirait à cette histoire ? Ils en concluraient que le malade mental que je représentait devenait, cette fois, définitivement fou à lier et bon à enfermer avec une camisole de force.
Puis j’imaginai le pire. Que quelqu’un me croit et s’empare de ma découverte pour l’utiliser à des fins criminelles. ‘‘Changer de corps pour la modique somme de… Profiter de la jeunesse d’un autre…’’ Des meurtres à des fins biologiques, mille fois pire que le trafic d’organes !
C’était ce que je venais de faire à Karim. Même si je m’imposais la thèse de l’accident, le résultat était le même, j’étais un assassin.
Il fallait empêcher que cette invention ne tombe dans des mains malhonnêtes. Mieux, il était impératif que personne ne sache jamais ce qui venait de se produire. Que deviendrait le monde avec la multiplication d’un tel procédé ? L’anarchie la plus complète. Pour vivre éternellement ou sauver un proche, certaines personnes, peu scrupuleuses et dieu sait que le monde en comptait, voleraient la vie des autres, des plus jeunes évidemment. Sans compter les expériences de tout ordre, entre sexes ou espèces différentes… comme je l’avais pratiqué involontairement avec Hector et Sifflet.
Plus je réfléchissais, plus je comprenais que je venais de commettre une monstruosité, que moi-même j’étais devenu un monstre. Et, à moins qu’un problème tardif de rejet ne vienne contrarier ces échanges, rien n’empêcherait l’utilisation meurtrière de ce procédé à grande échelle. La composition de mon matériel s’avérait finalement rudimentaire. Avec mon programme, n’importe quel scientifique serait à même de se fabriquer un système. Je me mis à souhaiter l’expulsion de mon esprit par le corps de Karim. Une décharge électrique et dehors le parasite. Mais rien pour l’instant ne laissait présager d’une incompatibilité quelconque. Devais-je tout détruire et me suicider ? Deux morts éveilleraient les soupçons et je me savais trop lâche pour franchir le pas. Que dirait Dieu bien qu’il n’existe pas. Si je ne mourrais pas, j’allais avoir tout le temps pour subir ce que je venais d’enfanter, découvrir les effets physiques et psychologiques indésirables… en tant que cobaye. Comme une punition.
Groggy, je ne parvenais pas à faire le vide et prendre une décision. Le temps passait et le centre ne tarderait pas à envoyer quelqu’un rechercher Karim. je devais réagir, cesser de se poser des questions et parer au plus pressé. Mon décès découvert, que deviendront mes biens… mon invention ? Il fallait détruire le prototype tout de suite. Devenu Karim, je n’aurais jamais la possibilité de revenir ici pour le faire. Mais j’hésitais. Comment me résoudre à effacer d’un coup des années de recherches ? Tout arrivait trop vite. Y avait-il encore un moyen de transformer cette horreur en application médicale ? Non, non, non, trop dangereux. Je n’avais plus le temps. A moins que… Vite, j’ôtais le bonnet du mort et rangeais tout le matériel. Je fermais l’armoire à clef que je cachais. Je me surpris à gravir les marches avec une facilité déconcertante et m’enfermai dans son bureau. Quelques minutes plus tard, la sonnette de l’entrée retentissait.
L’attente parut longue à Julie. Quelle ne fut pas sa surprise de constater que Karim en personne lui ouvrait la porte. Un sourire de soulagement la détendit. Le vieux psychiatre avait réussi à le sortir de sa torpeur.
— Ah Karim, je suis contente de voir que tu es guéri.
Une pâleur de terreur imprégnait probablement mon visage d’handicapé et la peur devait se lire dans mes yeux. L’éducatrice fronça les sourcils :
— Quelque chose ne va pas ? Où est le docteur Rastignac ?
Je passais son premier test. J’allais devoir confondre la plus intime des fréquentations de Karim. De mon aptitude à me faire passer pour lui dépendait mon avenir… et celui de l’humanité.
— Docteur pas bien bouge plus.
J’avais utilisé à plusieurs reprises cette façon de parler lors des entretiens avec mon patient afin de lui faire sentir la différence de dialogue. Mais cela n’avait débouché sur rien. Julie se précipita:
— Où est-il ?
Karim indiqua l’escalier de son bras tendu. Surtout ne pas commettre d’erreur, me révéler.
Peu de temps après, une ambulance se garait en hâte dans la cour, suivie d’un fourgon de gendarmerie. Leur départ fut moins précipité. L’acte de décès constaté, Julie, interrogée, expliqua sa macabre découverte à son retour du centre et les raisons du mutisme de l’handicapé. Elle raconta l’agression, un jour plus tôt et la mort du vieux psychiatre, pour ne rien arranger, en pleine consultation. De quoi traumatiser son pensionnaire davantage ! Ceux-ci n’insistèrent pas, qu’aurait pu leur dire un handicapé ? Visiblement, je n’avais pas l’air d’un criminel et la dépouille d’Antoine Rastignac ne montrait aucune trace d’agression. Ils firent évacuer la maison et posèrent les scellés, en attendant le rapport du légiste. Pour eux la cause de la mort naturelle semblait entendue. Personne ne s’opposa à mon ‘retour’ au centre.

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