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LIVRE-INTERACTIF

21
juin

Donne-moi ta vie – Chapitre 2

Je rebroussais chemin sans en vouloir au vieux docteur. Il se montrait tellement gentil avec moi d’habitude. La petite balade solitaire représentait, à elle seule, une reconnaissance de mon aptitude à prendre des responsabilités. Depuis quelques temps, j’essayais de saisir les messages de mes éducateurs qui m’encourageaient dans cette voie. Mais je ne comprenais pas que, dans moins de six mois, je quitterais ‘‘Les Magnolias’’, après l’anniversaire de mes vingt ans. Ils me disaient que je devais me prendre en main, sans pour autant en comprendre le sens. Qu’est-ce qui changerait pour moi ? J’avais toujours habité là ! Mes parents m’avaient confié très tôt à ce centre spécialisé, dès la confirmation de mon infirmité par les médecins, décelée ma première année de primaire. L’institutrice du cours préparatoire, madame Ostashi, avait persévéré longtemps à essayer de m’apprendre les premières lettres de l’alphabet, je semblais pourtant pareil aux autres, juste un peu trop calme et attachant. Elle avait fini par se rendre à l’évidence et alerter ma mère à la sortie de l’école. Après le diagnostique du spécialiste, celle-ci s’était empressée de se séparer de son encombrant fardeau.
Cela faisait maintenant presque quinze ans que l’institution m’accueillait à plein temps, avec les poli-handicapés. Du peu que je m’en souvienne, les visites de mes parents et les week-ends au domicile familial s’étaient espacés au fil du temps pour se résumer à des cartes d’anniversaire et de menus cadeaux, libérateurs de conscience, reçus la plupart du temps avec des semaines de retard. Ce lien familial infime avait finit par s’estomper définitivement après mes douze ans. Je ne me rappelais même pas avoir vécu en dehors de l’établissement, ni beaucoup plus de mes géniteurs.
Trois autres chérubins, nés, eux, sans erreur chromosomique, suppléaient, sans grande difficulté, au rejet de leur aîné dans la vie de mes parents. D’ailleurs, toute la smalah occultait totalement l’existence du grand frère. Le sujet était devenu tabou dans la demeure parentale. Les quelques photos de moi, enfant, avaient rapidement disparues au fond du tiroir d’une commode. Et pas question de reprendre l’idiot de la famille quand l’âge limite d’accueil dans le centre serait atteint. Même si l’état, à travers un organisme de tutelle, accordait une allocation exceptionnelle aux parents qui faisaient l’effort de récupérer leur gosse. Mes parents se posaient-ils seulement la question ?
Aux Magnolias, chaque départ d’un pensionnaire posait un réel problème de conscience à toute l’équipe médicale. Pour aider les handicapés forcés de quitter le centre, une structure d’aide les accueillait dans un foyer pour adultes et leur proposait un travail adapté à leur situation telle que menuiserie, gestion d’espaces verts et autres travaux manuels. Mais les éducateurs de Karim doutaient que leur protégé puisse s’acclimater, après autant d’années passées dans le cocon de l’établissement, sans rien avoir connu d’une vie à l’extérieur. Ils n’ignoraient pas que d’anciens internes n’avaient pas survécu au brusque changement de mode de vie sans soutien parental et cela les inquiétaient : Karim possédait exactement le même profil que ces pauvres victimes du système. Malgré leurs démarches, le directeur refusait toujours catégoriquement d’enfreindre le règlement et de reculer leur départ. Un de ses prédécesseurs avait cédé à la pression sentimentale et accepter de garder une jeune femme. A trente-cinq ans, elle arpentait toujours, désœuvrée, les couloirs d’une structure qui n’était plus adaptée à son âge et prenait, de fait, la place de nouveaux pensionnaires pour une durée indéterminée, les handicapés, comme le reste de la population, vivant de plus en plus vieux.
Mais j’ignorais tout cela et des appréhensions du personnel des Magnolias. En ce moment, je m’évertuais à emprunter respectueusement le passage piéton du rond point du quartier du vieux village comme on me l’avait patiemment appris, avant d’aborder la côte et ses derniers cent mètres qui me ramenaient à mon point de départ. En levant les yeux des bandes blanches dessinées sur le macadam, j’aurais pu facilement apercevoir la tour du bâtiment vieillot et quelques peu austère, à moitié masqué par les deux arbres magnifiques du parc, qui donnaient leur nom au centre. Mais à peine la dernière bande blanche franchie, mon attention fût attirée par les cris d’une bande d’adolescents excités auxquels répondaient des aboiements furieux. Livrés à eux-mêmes dès la sortie du collège, depuis un pré jouxtant la route, des garçons plus jeunes que moi tentaient de combler leur oisiveté en lapidant le chien d’une propriété voisine, rendu fou par les blessures des projectiles. Intrigué, j’observais sans saisir le but de leur jeu quand l’un des délinquants m’aperçut :
— Eh les gars, ils ont lâché un de leurs cinglés !
Chacun, au cours de son trajet scolaire quotidien, s’était attardé en longeant l’institut médico-éducatif pour se moquer de nous, les handicapés qui jouions dans la cour, tout en enviant inconsciemment nos jeux et l’attention que le personnel nous dispensait. L’occasion était trop belle de s’occuper, eux aussi, d’un attardé… mais à leur manière. Juste pour donner à leur jeu actuel une saveur plus pernicieuse encore. Sans le moindre état d’âme, le trajet des pierres s’orienta dans ma direction. Je ne compris pas d’avantage la tournure que prenait l’attraction et les intentions des braillards. Que signifiaient ces pierres qui tombaient autour de moi ? Malgré la distance, un gamin plus adroit parvint à atteindre sa cible à l’épaule. Le choc me tétanisa. Je hurlais de douleur et me recroquevillais en boule sur le trottoir. La chair entaillée laissa apparaître une tache de sang sur le tissu de ma chemise déchirée.
Fort de son exploit, le tireur poussa un cri de victoire qui décupla l’ardeur des plus réticents à égaler sa prouesse. La victoire donnait une saveur sans égale au massacre. Une avalanche de projectiles de toutes sortes s’abattit autour de moi, que la peur m’empêchait de bouger. D’autres blessures m’arrachèrent de nouveaux gémissements, systématiquement salués par la meute qui s’acharnait de plus belle.
Le jeu virait à l’exécution quand, à la suite d’un jet trop puissant, un caillou s’écrasa par erreur contre la carrosserie d’une des voitures indifférentes qui descendaient la rue. Le conducteur, un grand gaillard, stoppa brutalement et descendit comme un forcené de son véhicule. Il considéra brièvement l’impact sur sa portière et se mit à vociférer à l’encontre des coupables. Fou furieux devant leur absence de réaction, il entreprit de dévaler le talus pour se faire justice. Le rapport de force n’était plus le même. Les jeunes voyous eurent vite fait de juger que la situation virait au vinaigre. Leur lâcheté individuelle fit voler la cohésion de la bande. Ils se dispersèrent comme une volée de moineaux apeurés. L’automobiliste jeta son dévolu sur le plus près d’entre eux mais sa course s’arrêta après une vingtaine de mètres. Hélas, le gamin courait beaucoup plus vite que ne l’autorisait l’embonpoint de son poursuivant. Celui-ci ne renonça pas pour autant et remonta illico dans sa voiture pour essayer d’en coincer un autre dans les rues du quartier, lui mettre une trempe avant de trouver la famille pour se faire rembourser la réparation. Ça n’allait pas se passer comme ça. Enervé, il lança juste un « ça va ? » à la loque prostrée et couverte de sang sur le trottoir avant de démarrer. Sa bagnole abîmée comptait plus que tout.
Par chance pour moi, une mère de famille tenant par la main une fillette prit conscience du drame qui venait de se jouer et appela les secours avec son portable. Elle n’osa toutefois pas s’approcher et interdisait vainement à sa gosse de me regarder. Les pompiers arrivèrent peu de temps après et me prodiguèrent les premiers soins. Heureusement, les coupures étaient peu profondes et quelques pansements suffirent à enrayer les saignements. Deux éducateurs des ‘‘Magnolias’’ arrivèrent en courant de l’entrée toute proche, visiblement affectés. Ils prirent immédiatement le relais des sauveteurs et tentèrent de me réconforter. Mais quelque chose s’était détraqué dans ma tête et je restais enfermé dans un mutisme paralysant pendant que Julie et Paul me ramenaient. La douleur physique et morale détruisait le peu de défenses dont la nature m’avait pourvu.
Une fois dans ma chambre, la jeune femme espérait que ce lieu familier permettrait d’évacuer en partie le traumatisme de l’attaque. Depuis son affectation dans l’institution, après son brevet d’état d’éducatrice spécialisée, elle assurait avec courage et abnégation la prise en charge particulière d’une demi douzaine d’enfants. Bien involontairement et malgré les avertissements de ses collègues, elle s’était beaucoup attachée au beau garçon que j’aurais pu être sans les grimaces de déformations causées par mes troubles neurologiques. Elle appréciait la douceur de mon caractère et ma capacité, par rapport aux autres, à assimiler beaucoup de choses en dépit mon infirmité. Même si j’avais quitté son groupe maintenant, Julie restait très vigilante sur ma progression. Ce qui expliquait que mon agression pitoyable la décontenançait et l’indignait plus que de raison. Pour elle, le fait de s’en prendre à un quelqu’un de si vulnérable et de totalement inoffensif relevait d’une conscience et d’une mentalité plus dégénérées que celles de ses patients. Comment pouvait-on être assez vil et ignoble pour faire du mal à un handicapé sans défense ? Elle s’insurgeait contre la cruauté de ce monde, la montée de cette violence gratuite et débile et pestait intérieurement sur le désengagement parental. Lassée de son impuissance, elle laissa son professionnalisme reprendre le dessus sur ses sentiments :
— Karim, il faut que tu prennes une douche, me commanda-t-elle avec beaucoup de douceur ! Nous reparlerons de tout ça après, si tu veux ?
J’adorais l’eau coulant sur mon corps. N’importe quel ruissellement m’émerveillait, celui des fontaines, des cascades rencontrées lors de balades, la pluie sur les toits et dans les caniveaux. Julie l’avait remarqué dès sa prise de fonction, avant que je ne devienne autonome dans le domaine propreté. Avant de juger plus décent et prudent, pour elle et le personnel féminin, de laisser une certaine intimité au jeune homme que je devenais. Une attention que je n’assimilerais probablement jamais.
Loin de ses considérations, elle espérait qu’une bonne douche suffise à me calmer, tout comme les explications données pour me soulager. Des explications qui ne seraient pas simples à faire comprendre…
Une minute ou deux passèrent avant qu’un automatisme ne m’incitât à obéir. Mais je restais muré dans une carapace opaque, totalement enfoui au fond de cette exclusion du monde réel où la différence nous pousse, moi et tous les abandonnés de la normalité, à se réfugier pour nous en protéger. Inconsciemment, je me sentais sali, humilié, bafoué, trahi. « Méchants ! Méchants ! Méchants ! » Ce seul mot martelait sans cesse mon esprit, m’empêchant de penser à autre chose. L’habitude des gestes me fit me diriger vers la salle de bain pour me dévêtir mécaniquement. Malgré les consignes, elle hésita à sortir pour m’attendre dehors.
Le reste de la fin d’après midi fut tout aussi délicat à gérer pour l’éducatrice et ses collègues. Même si la catégorie d’handicap mental qui gangrenait mon cerveau dégénère la mémoire à court terme plus rapidement que pour la majorité des personnes tout en favorisant l’oubli rapide des événements traumatisants, je continuais d’accuser le choc jusqu’à la nuit. L’intérêt particulier que m’accordait l’équipe n’effaçait rien. Les paroles de réconfort, la mise en œuvre d’un jeu ludique avec mes camarades ne parvinrent pas à prendre le dessus sur la rancœur et le désarroi du plus vieux des pensionnaires.
Désarmée, Julie dut se résoudre à s’en aller. Elle avait largement dépassé son horaire de fin de travail et ses heures supplémentaires ne seraient pas payées. Elle adorait s’occuper de ses patients en usant de toute l’affection dont elle était capable mais elle ne pouvait rester plus longtemps. Même si mon attitude renfermée l’inquiétait énormément et rendait son départ encore plus difficile que d’habitude.

2 commentaires(s)
  1. Bonjour Pascal,

    Il serait intéressant de donner à chacun de vos personnages un dialecte, des comportements et de consciences bien distinctes et surprenantes. Je pense notamment à Karim. Je trouve que ses réflexions sont bien trop différentes de son portrait brossé par les autres personnages (Julie et le psychiatre par exemple). Vous pourriez ainsi adapter une écriture plus enfantine, plus pauvre et par la même occasion renforcer l’empathie du lecteur pour ce personnage attendrissant.

    En tout cas bravo pour ce début, j’en suis certain, de votre prochain chef-d’oeuvre
    et merci pour cette distraction :)

    Inculte

    Inculte,le 22 juillet, 2010
  2. Remarques judicieuses ! Je dois vous révéler que j’ai commencé cette histoire en employant la troisième personne de l’imparfait pour tous mes personnages comme dans un roman classique en adoptant le ton régulier d’un narrateur. La remarque acerbe d’un auteur réputé lors d’un salon du livre après la sortie de « Rendez-vous post mortem » sur mon emploi de la première personne dans ce livre m’avait légèrement agacé. L’argument de cet écrivain de romans policiers tenait dans le fait que le héros ne pouvait pas mourir puisqu’il racontait sa propre histoire et que cela supprimait une grande partie du suspense. Je regrette encore de ne pas avoir su lui répondre sur le coup que mon héros mourrait deux fois dans mon intrigue. Mais je suppose qu’il n’aurait pas compris mon style d’écriture. Qu’importe, il ne me lira probablement jamais. Donc, pour en revenir à vos remarques, j’ai décidé d’essayer, par rancune peut-être, de mettre tous mes personnages tête de chapitre à la première personne. En faisant cela, je n’ai pas assez modifié le ton et l’univers de chacun comme vous me le soumettez. A moi de me remettre au travail …

    Pascal Dupin,le 29 juillet, 2010

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