Depuis l’adolescence, ma condition rendait les filles difficiles à mon égard et me confinait dans des aventures rares et éphémères. Aussi, trouvai-je bizarre qu’une inconnue s’intéresse à moi, brusquement, dès sa première visite au magasin. Si l’affaire Ilan Halimi n’avait pas inondé l’actualité, j’aurais pu penser qu’il s’agissait d’un pari stupide entre potaches, en l’occurrence, séduire le vendeur peu avenant du rayon disques. Mais le martyre du jeune homme focalisait les peurs liées aux montées de violence et de xénophobie en France. Comme cette fille me courtisait de manière ostensible, telle la séductrice de ce sordide meurtre, je pris très au sérieux la possibilité d’être, moi aussi, la cible d’un groupuscule crapuleux. Mon collègue de l’espace littérature, témoin du manège, renforça mes craintes en m’assurant qu’il la trouvait fort séduisante. Là , je n’eus plus de doute sur ses intentions ! Pourquoi ne le draguait-elle pas lui, le beau parleur ?
Elle prétendait s’appeler Sophie.
— Bonjour Bastien, je ne trouve pas le dernier Live des « Ogres de Barback », vous pouvez m’aider ?
Sa voix suave s’ingéniait à murmurer mon prénom avec une candeur désarmante et son parfum délicat m’ensorcelait. L’envie de répondre à ses attraits bataillait ferme, dans mon esprit, contre la thèse du coup monté. Muré dans un silence protecteur, je me dirigeai directement vers le bac concerné. Mes doigts couraient sur les pochettes avec dextérité. Je savais exactement où le trouver parmi tous les albums car il s’agissait d’un de mes groupes préférés.
— Voilà !
Sa main douce se posa sur la mienne sous prétexte de récupérer l’enregistrement puis, se ravisa :
— Puis-je écouter un ou deux extraits s’il vous plaît ?
Troublé, j’insérai le disque laser dans le lecteur. Sa voix chaude m’interpella de nouveau :
— Pourriez-vous me conseiller un titre ? Un que vous aimez particulièrement ?
— Le troisième morceau « L’air bête » est génial, répondis-je avec passion, me traitant immédiatement d’idiot de ne pas savoir contenir mes émotions. Sophie interprétait déjà mon écart comme un encouragement :
— Cela me ferait plaisir de l’écouter avec vous et je serais ravie que nous fassions un peu plus connaissance !
— Désolé, j’ai du travail ! répliquai-je en battant en retraite.
L’angoisse irrationnelle de l’enlèvement étouffait le désir trouble qui montait en moi. J’imaginais son dépit et celui de ses complices, attentifs au succès de son entreprise de racolage. Ma méfiance gagnait du terrain avec ce que je continuais d’entendre sur les ondes à propos du gang. Je ne me sentais pas tranquille, même en parvenant à résister aux avances de Sophie. Si leur dessein prévoyait de m’enlever, ils pouvaient tout aussi facilement le faire sur le chemin de la maison plutôt que de perdre leur temps à tenter d’exciter ma libido. Comment pourrais-je leur opposer une quelconque résistance ?
Les semaines passèrent sans que rien de notable ne se produise, seules ses visites devinrent de plus en plus rapprochées. Je finis par me persuader qu’il ne s’agissait, finalement, pour Sophie et ses copains, que d’un vulgaire amusement. Des criminels auraient perdu patience. Elle, en revanche, revenait inlassablement me tourner autour, prenant toujours prétexte à ne pas trouver tel ou tel groupe pour tenter d’établir le contact. L’enjeu de son pari devait être important pour justifier pareil entêtement. Mais je demeurais ferme, résistant à ses tentatives d’approches qui se révélaient de plus en plus pressantes et, je dois l’avouer, finalement, agréables.
Je finis par prendre plaisir au petit jeu consistant à la fuir le plus rapidement possible, malgré l’envie grandissante d’en savoir plus sur elle. Pourtant, j’aimais la sentir là , à quelques pas, à me regarder. J’avais de plus en plus de mal à penser que sa douceur était feinte. Bientôt, rassuré, je me mis à attendre sa visite avec impatience. Quelquefois, je la frôlais de très près, prenant prétexte de lui proposer une nouveauté. Mais, la timidité succédant à l’angoisse, je ne m’épanchais pas plus que ne le réclamait mon métier de vendeur et je me résignais, avec de plus en plus d’amertume, à ignorer ses soupirs qui accompagnaient ma débandade.
Jusqu’au jour où elle ne revint plus.
Au début, je me plus à considérer sa désertion comme une victoire, résistant aux quolibets de mon collègue qui me rabattait les oreilles en déclarant que je venais de rater la chance de ma vie. Lui se serait laissé séduire par une jeune femme aussi ravissante ! Hélas, ses paroles m’achevèrent en détruisant mes derniers remparts. Rapidement, Sophie et son parfum entêtant commencèrent à me hanter. Je me mis à guetter son retour, attentif au moindre signe pouvant évoquer sa présence. Le sevrage brutal de ses visites exacerbait mes doutes. Ses sollicitations me manquaient terriblement. Quel idiot de ne pas avoir essayé de lui donner un peu d’espoir… pour qu’elle revienne ! Si je continuais à me méfier autant de chaque rencontre, que deviendrais-je ? Le remords de ne pas avoir tenté ma chance me torturait. Et si son intérêt pour moi était réel ? En tout cas, maintenant, je ne pouvais le nier, son absence me pesait.
Quand la radio annonça un enlèvement dans le quartier, celui d’une jeune fille aveugle, la nouvelle raviva l’émotion de la population. Le supplice enduré par le petit vendeur de téléphones resterait, pour longtemps, gravé dans les mémoires. Mon collègue s’abattit sur moi, tel la foudre, dès mon arrivée au travail :
— C’est elle, la fille qui a disparu !
— Qui ça elle ? répondis-je, feignant de l’avoir déjà oubliée pour retarder l’indicible frisson d’angoisse qui prenait déjà naissance dans ma nuque. J‘avais inconsciemment fait le rapprochement.
—La fille qui te courait après dans les rayons, pardi. J’ai vu sa photo au journal télévisé ce matin, elle s’appelle Sophie, Sophie Fauvert. Je l’ai reconnue tout de suite, pas de doute, mignonne comme elle était.
Je l’imaginai soudain, torturée, violée… Tous les ingrédients de l’horreur s’insinuaient en moi aussi vite que les reproches que je m’adressais. Il parlait déjà d’elle au passé, comme si la fin semblait inéluctable. Je devins fou de douleur. Je l’avais rejetée sans même me rendre compte de son infirmité… moi ! Ses sollicitations répétées au magasin, ses effleurements timides, tout s’expliquait. Elle était aveugle ! Les salauds ! Mes suspicions absurdes me revenaient en pleine face : Sophie se retrouvait victime de ce dont je la soupçonnais au départ. Je me trouvais pitoyable, quelle méprise. Décidément, je me conduisais comme un imbécile avec les femmes, j’étais le plus grand nul que la terre ait porté ! Pour achever de me culpabiliser, une pensée insidieuse commença à m’étouffer : j’aurais peut-être pu contrarier les intentions des kidnappeurs si seulement j’avais accepté de sortir avec elle au lieu de la repousser… je me rendais compte maintenant que j’en mourais d’envie, inconsciemment. Trop tard ! Tout cela était de ma faute. L’effroi montait crescendo au rythme de mon imagination. Ma nuit suivante fut peuplée de cauchemars atroces que l’aube ne parvint pas à soulager
L’info tomba le lendemain soir avant la fermeture du magasin. La police venait de la retrouver, vivante. Je bondis de joie et de soulagement. Un psychopathe, relâché depuis peu pour bonne conduite par une administration judiciaire trop laxiste, avait attiré les enquêteurs sur sa piste. Mon sang se glaçait à l’idée de ce qu’elle avait pu subir entre les mains de ce fou.
Mon cœur, lui, ne me laissait plus douter. Je tenais à elle. Il fallait absolument que j’aille lui rendre visite à l’hôpital. Elle me manquait et j’étais très inquiet pour sa santé. Mais je risquais fort de passer pour un ignoble individu venu se délecter des malheurs d’une femme après l’avoir éconduite. Tant pis, je mériterais le sort qu’elle me réserverait. Le besoin impérieux d’entendre à nouveau le son mélodieux de sa voix ne me laissait pas le choix et j’avais assez perdu de temps. Mon collègue se chargea d’obtenir, auprès de la police judiciaire, l’autorisation de se rendre à l’hôpital où elle était en observation et m’y accompagna en sortant du travail.
Le parfum des roses masquait à mes narines l‘odeur éthérée du couloir. Après quelques formalités, l’infirmière me guida jusqu’à sa chambre en me recommandant bien de ne pas la fatiguer. Elle reprenait des forces mais se trouvait encore dans un état psychologique fragile. Le silence, signe d’une absence de visiteurs, régnait dans la chambre. Sans témoin, je pourrais plus facilement me rattraper de ma conduite. Un chuchotement frémissant s’éleva sur ma gauche :
— Qui est là ?
L’inquiétude palpable dans cette voix devenue familière témoignait du calvaire des derniers jours.
— Bonjour Sophie, c’est Bastien du magasin de disques !
Le silence qui suivit me parut une éternité. Je redoutais une éviction justifiée. Une longue respiration empreinte de surprise et de soulagement stoppa mon appréhension. Elle me répondit dans un souffle :
— Oh Bastien ! Que je suis heureuse que tu sois venu. J’ai tellement pensé à toi. Sans cela, j’aurais craqué, tu sais.
— Je m’en veux terriblement. Je me sens responsable de ce qui t’est arrivé. Si seulement j’avais été moins bête… Comme je regrette ! bégayai-je. J’ai agi envers toi comme un imbécile. J’imaginais tant de choses abracadabrantes à ton sujet. Au début, j’avais même peur de toi.
— Je sais ! Et peut-être un peu de toi aussi ?
— Euh !… Je t’ai apporté des roses… pour me faire pardonner.
— Elles sentent délicieusement bon.
— J’espère que tu ne souffres pas trop ?
— Beaucoup moins depuis que tu es là . Approche !
Mon pouls s’affola. J’avançai prudemment vers le pied du lit. Puis ma main glissa le long de la couverture jusqu’à elle. Mes doigts rencontrèrent les siens, elle m’emprisonna aussitôt. Un frisson délicieux me parcourut le bras. Au creux de sa paume, je reconnus la texture d’une bande de gaze. Un sentiment de révolte m’envahit à la pensée de ce qu’avait pu lui faire ce monstre. Elle me le fit oublier sur le champ :
— Tu n’as pas envie de m’embrasser ?
Ma timidité reprenait le dessus, j’hésitais. Elle renchérit :
— Avant, je voudrais toucher ton visage, pour te découvrir.
Ému, j’accompagnai sa main vers ma joue. Sous sa caresse, je ne pus m’empêcher de laisser échapper la question qui me décontenançait depuis si longtemps :
— Pourquoi t’intéresses-tu tellement à moi ?
Je devinai un sourire du fond de ma nuit éternelle.
— Il t’a fallu du temps pour accepter d’écouter ton cœur. Le mien s’est mis à battre très fort à notre première rencontre. Maintenant, mes doigts me disent que quelqu’un d’adorable se cache derrière le voile. Comment pourrai-je assez remercier l’amie qui m’a recommandé cette boutique accessible aux non-voyants.
Sa main glissa, je la rattrapai au vol dans un réflexe incontrôlé. Je ne voulais déjà plus la perdre.
— Je ne me suis jamais aperçu de ta cécité, jusqu’à ce que les informations annoncent ton…
— Incroyable ! Tu ne l’avais pas remarqué ? Elle m’attira vers elle en se moquant. Cela explique pas mal de choses, alors ! Moi, j’ai su pour toi… tout de suite.
Cette fois, plus rien ne pouvait me retenir. Éperdu, je me penchai vers elle
—Attention ! me prévint-elle dans un souffle. Je dois avoir un hématome sur le bord de la lèvre supérieure,
Ma bouche chercha la sienne délicatement. Mes doigts caressèrent ses cheveux, son visage avec tendresse. Ils me confirmèrent ce que je ne verrais jamais… combien son amour la rendait belle.
J’adore ! là il y a de la description, des sentiments, et toujours de la surprise. On dit qu’on a peur de ce qu’on ne connait pas, mais aussi et surtout de ceux qu’on ne connait pas…